Comment définir le concept de « forme de vie active » au regard des objectifs de développement durable ?
Le concept de « forme de vie active » résulte de la conjonction de deux autres concepts : celui de « forme de vie » et celui de « vie active ».
On peut définir « forme de vie » en s’inspirant des travaux d’Estelle Ferrarese et de Sandra Laugier, qui définissent « la forme de vie » comme une configuration de coexistence humaine, c’est-à-dire, comme un ensemble de manières communes de se rapporter aux êtres et aux choses, de percevoir, d’effectuer des actions et certaines pratiques dans le cadre d’institutions qui vont de soi, pour des gens qui vivent selon cette forme. Cet ensemble de perceptions, pratiques et actions s’entrent dans des attitudes et des dispositions individuelles qui sont fonctions de la forme de vie.
Donc, le point essentiel, lorsqu’on insiste, lorsqu’on centre l’orientation sur ce concept de « forme de vie », c’est de souligner que la vie de l’individu s’inscrit nécessairement dans une certaine forme. Une forme qui caractérise une manière humaine de vivre ensemble. On pourrait d’ailleurs définir l’éducation que reçoit tout être humain depuis sa naissance, comme l’opération subjective de construction de la forme de vie, dans laquelle il va mener son existence avec ses semblables. Donc, ça c’est pour le concept de « forme de vie ».
L’autre moitié de « forme de vie active » est le concept de vie active, qui provient des travaux de Hannah Arendt. Hannah Arendt souligne que fondamentalement, ce qui caractérise l’être humain, c’est de mener une vie active. L’être humain, c’est l’animal qui a une vie active, dit-elle. Et elle analyse la vie active et elle nous dit : la vie active comprend trois types d’activités : le labeur, la fabrication et l’action.
Le labeur, c’est l’activité qui est nécessaire pour se maintenir en vie et se reproduire. C’est-à-dire, un travail, toujours répété mais qui ne laisse pas la trace d’une œuvre qui est produite.
La fabrication, comme son nom l’indique, c’est l’activité qui permet de créer quelque chose, par exemple, fabriquer un logiciel, ou une machine-outil, ou quelque chose comme ça.
Et enfin, la dernière catégorie d’activité, formant la vie active, selon Hannah Arendt, c’est l’action, c’est-à-dire l’activité d’organisation collective, de délibération, visant à s’organiser politiquement, c’est la vie de l’animal politique, que sont les êtres humains.
Le grand intérêt des travaux de Hannah Arendt, c’est qu’on ne peut pas parler de travail de manière indifférenciée. Par exemple, l’activité du député qui travaille « la nuit, au palais Bourbon » : il est dans l’action ; mais son action, selon Hannah Arendt, n’a rien à voir avec le labeur de la femme de ménage, qui fait le ménage dans les bureaux, à côté de l’endroit où le député délibère.
Donc, la conjonction de ces deux concepts donne naissance au concept de « forme de vie active ». Alors, si on se centre sur ce concept, en vue d’aider les personnes et les collectifs à contribuer à un développement durable et équitable, cela veut dire qu’on va les aider à ancrer leur réflexion relative à leur vie active individuelle sur une considération préalable de la forme de vie dans laquelle elle s’inscrit. Autrement dit, la question de départ, n’est plus celle de l’orientation habituelle, c’est-à-dire : « comment moi, individu individualisé, puis-je contribuer aux objectifs de développement durable et équitable ? ».
La question de départ devient : « qu’est-ce qui doit être transformé dans notre forme de vie pour qu’elle contribue à un développement durable et équitable ? ». Secondairement, « par quelle vie active, c’est-à-dire par quel labeur, par quelle fabrication, par quelle action puis-je individuellement ou pouvons-nous collectivement contribuer à cette transformation ? ».

Qu’est-ce que l’accompagnement de l’orientation de la vie active ?
L’accompagnement de l’orientation de la vie active se différencie de ce qu’on entend habituellement par « accompagnement de l’orientation », en ce qu’il ne se limite pas à une réflexion sur la formation, l’insertion et le parcours professionnel ultérieur.
L’accompagnement de l’orientation de la vie active se propose d’aider les individus à réfléchir et à prendre des décisions concernant leur vie active dans ses différentes dimensions. La vie active des êtres humains comprend dans des proportions variables, pour chacun des nous, du labeur, de la fabrication et de l’action. Mais, dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, dans nos sociétés, la vie active se différencie aussi, comme l’ont montré nos collègues toulousains, Jacques Curie, Alain Baubion-Broye et Violette Hajjar, en quatre sous-systèmes d’activités. Nous avons des activités familiales, des activités personnelles, des activités professionnelles et des activités sociales. Ces chercheurs toulousains ont montré que ces sous-systèmes étaient relativement autonomes. C’est-à-dire que dans chacun de ces sous-systèmes, nous disposons de ressources, nous faisons face à des contraintes, nous définissons des objectifs. Par exemple, pour le sous-système professionnel, quelqu’un peut se dire à un moment de sa vie « je veux faire une carrière, je vais mettre l’accent sur ma carrière professionnelle ». D’autres peuvent dire, toujours pour ce sous-système professionnel, « ce qui compte, dans mon boulot, c’est d’abord de gagner ma vie, c’est ça qui compte ». Il y a des objectifs qui sont définis dans chacun des sous-systèmes par chacun de nous.
Mais disent, observent ces collègues toulousains, ces sous-systèmes sont aussi interdépendants. C’est-à-dire que les ressources, les contraintes, les objectifs d’un sous-système peuvent être utilisés comme ressources ou au contraire constituer des contraintes pour un autre sous-système. Donc, nous sommes obligés, au cours de notre vie, d’équilibrer ce qui se passe dans les différents sous-systèmes. Ce processus d’équilibre, constitue, d’après nos collègues toulousains, le modèle de vie.
Le modèle de vie peut changer. À un moment donné, une personne peut se dire « maintenant ce qui compte dans ma vie, c’est le temps que je vais consacrer à l’éducation de mes enfants, c’est fondamental maintenant. » Et après, cela peut être autre chose.
Donc, l’orientation de la vie active peut être définie comme un soutien à la réflexion des personnes, les aidant à préciser, compte-tenu de leurs ressources et de leurs contraintes, leurs objectifs dans chacun de leur quatre sous-systèmes d’activités et à les hiérarchiser, en vue de dessiner leur modèle de vie actuelle.
Mais, compte-tenu de l’histoire de la vie active de Hannah Arendt, la question devient la suivante : « compte-tenu de mes ressources et de mes contraintes, par quelles activités de labeur, de fabrication et d’action, dans chacun de mes domaines d’activités, donc, familial, social, personnel et professionnel, puis-je contribuer à transformer notre forme de vie afin qu’elle permette d’atteindre les objectifs du développement durable et équitable ? ». On n’est pas centré sur la vie professionnelle, qui n’est qu’un élément de l’ensemble des systèmes et sous-systèmes formant la forme de vie dans laquelle l’individu se subjective.

Une orientation réussie pour vous, qu’est-ce que c’est ?
On peut répondre de deux façons à cette question. On peut se placer au point de vue subjectif d’une personne : « je pense qu’une orientation réussie, c’est ça… », ou se placer au point de vue de l’humanité tout entière : « qu’est-ce qu’une orientation réussie, au point de vue de tous les êtres vivants, de tous les êtres humains vivants ? ».
Si on est conscient que la vie de chaque individu dépend de celle des autres, et que la vie de tous les autres dépend de celle que chacun, on peut combiner les deux perspectives.
Il est possible répondre en combinant les concepts de forme de vie active avec les principes éthiques définis par Hans Jonas et Paul Ricoeur : « une orientation est réussie quand la personne construit une vie active individuelle, contribuant au maintien de forme de vie authentiquement humaine sur terre (c’est ce qui vient de Hans Jonas) et au développement d’institutions qui concourent subjectivement. L’orientation est réussie quand la personne a le sentiment d’apporter une telle contribution, par une forme de vie active, soucieuse de la qualité de la vie humaine, d’autrui.