Comment comprendre les paradoxes et les apories engendrées par la massification scolaire en deux minutes ?
Peut-on aller plus loin dans la massification scolaire ? On peut aller à 90% de bacheliers, 60% de masters, mais nous sommes sans doute au bout d’un processus parce que les effets paradoxaux de cette massification ne cesseraient de se creuser, c’est-à-dire que le tri se ferait de plus en plus tard, de manière douloureuse, le lien entre les diplômes et l’emploi seraient très rentables pour les uns et très peu rentables pour les autres. La massification scolaire est une bonne chose en principe mais les enquêtes récentes montrent qu’un tiers ou un quart des élèves n’ont pas le minimum de compétences et de connaissances que l’on pourrait attendre de tout citoyen, quel que soit son domaine professionnel. La massification scolaire, en France comme ailleurs a été la grande politique, et aujourd’hui, on découvre qu’on est au bout d’un processus et qu’il faudra changer de logique, avec les questions pratiques et idéologiques que cela suppose. Faire moins d’école, moins massifier, est-ce la solution ? Les mécanismes engendrés par la massification, notamment le renforcement de l’emprise de l’école sur le destin des individus, commence à émerger.

Comment La France pourrait-elle dépasser les déterminismes des diplômes ?
Avec la massification scolaire, ce ne sont pas les inégalités qui ont changé, c’est le mode de production de ces inégalités. C’est un changement considérable. Auparavant, la naissance déterminait le parcours scolaire, les enfants d’ouvriers devenaient ouvriers, les filles devenaient ménagères et les enfants de bourgeois devenaient des bourgeois. Plusieurs enquêtes montrent que la naissance pesait plus que les performances scolaires jusqu’aux années 60. À partir du moment où on massifie le système scolaire, ce qui est une très bonne chose, on va avoir un déterminisme qui va se produire par l’agrégation de petites inégalités. C’est très difficile à combattre, car on n’efface pas les conditions sociales d’un trait de plume, et plus l’emprise scolaire est forte, c’est-à-dire plus les diplômes déterminent les destins des individus, plus les parents ont intérêt à optimiser les inégalités ; tout le monde préfère les inégalités scolaires pour soi, puisque le destin social des enfants se joue là-dessus. C’est un petit peu paradoxal : d’un côté, on ouvre au nom de l’égalité des chances, mais dans le jeu compétitif, on a plutôt intérêt à creuser les inégalités. C’est donc un système très difficilement réformable parce que les vainqueurs ne tiennent pas tellement à ce qu’on change les règles du jeu. On est donc devant une sorte de paradoxe. Il faut développer l’égalité des chances, il faut lutter contre le déterminisme, tout le monde est d’accord là-dessus, mais en même temps, plus on ouvre le système, plus on creuse les contradictions du système, ce qui fait qu’aujourd’hui, quelles que soient nos opinions, on a tous le sentiment d’une formidable déception. Aujourd’hui, les enfants d’ouvriers qui ont un bac et qui font des études supérieures, ce n’est pas une rareté statistique, c’est un formidable progrès, bien sûr, mais ils ne font pas les mêmes études que les autres. Et à la fin, on va retrouver les inégalités que l’on avait au départ. Peut-être devrait-on diversifier les manifestations du mérite, de l’excellence, qu’on ouvre des voies, parce que si on reste dans ce système, on va creuser sans cesse ces contradictions.

Une orientation réussie pour vous, qu’est-ce que c’est ?
Je ne sais pas trop ce qu’est une orientation réussie, parce qu’on a toujours des modèles un peu idéaux. C’est-à-dire, un élève sait ce qu’il veut faire, il choisit la bonne formation, il le fait. Cela marche très bien pour les excellents élèves, qui suivent les excellentes formations et qui finissent par faire ce qu’ils ont choisi. Aujourd’hui, on observe une sorte de revanche des élèves les moins bons qui suivent des formations professionnelles ciblées et qui semblent leur plaire. Mais cela suppose dans les deux cas qu’il y ait des élèves qui ont un projet et des formations adéquates. Et dans un système de masse, il y a une masse d’élèves qui d’une certaine manière ne savent pas ce qu’ils veulent faire et qui vivent d’ailleurs Parcoursup comme une violence. Quand on leur dit, en seconde, : « il faut déjà que tu décides ce que tu as envie de faire », les élèves vivent cela comme une violence. Et comme le lien entre le diplôme er l’emploi se relâche, cela devient très compliqué. Une orientation réussie, ce serait un système qui permettrait aux élèves de faire des essais et des erreurs, de tenter des choses et de les rater ; un système où nous glanerions en ayant le modèle du crédit-formation, c’est-à-dire : « j’ai le droit de quitter l’école, de faire des expériences et j’ai le droit de revenir en formation, dès lors que j’ai un projet. » Or, notre système nous dit « vous entrez à l’école, vous faites des études, c’est terminé, vous sortez, c’est fini. Vous avez gagné ou vous avez perdu. Pour revenir cela va être très compliqué ». C’est une vision un peu caricaturale mais c’est l’essentiel de notre système actuel. Beaucoup d’étudiants passent un temps considérable dans ce qu’ils appellent l’insertion, c’est-à-dire, la transformation de compétences académiques en compétences professionnelles. Mais aujourd’hui, un étudiant sur deux, qui sort de « l’université de masse », a une activité professionnelle qui n’a aucun lien avec sa formation. Donc le jeu est extrêmement ouvert, on n’est plus dans des modèles où on choisit son métier et on y va, sauf si on veut faire médecine, pilote de ligne ou charpentier, des choses extrêmement précises professionnellement. Pour les autres, il faut ouvrir le jeu et multiplier les mérites ; admettre que l’orientation se fait dans le temps. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes n’envisagent plus l’orientation en termes de métier qu’on fait pour la vie. Ils disent : « ja fais ça et dans quelques années, je ferai autre chose. Au fond, on est entré dans un monde habile, mobile. Et le monde scolaire, lui, reste un monde rigide. Beaucoup d’élèves vivent cette question « qu’est-ce que tu veux faire demain ? » comme une véritable violence.