Transcription
Aborder le sujet de la voie professionnelle sous l'angle du choix, ça pose vraiment la question sous son angle à la fois philosophique, existentiel, social, sociétal, qui est finalement au cœur de toute l'orientation et tout au long de la vie. La question c'est celle de la marge de liberté, de la capacité finalement d'être auteur de son existence, et donc on la retrouve et je trouve très intéressant que nous puissions ensemble reconsidérer cette question de la voie professionnelle sous cet angle-là.
D'abord quelques définitions parce que pour pouvoir débattre, pour pouvoir évoquer un sujet, il faut le définir. Et ça a été très intéressant pour moi de me replonger un peu dans ces définitions, de façon très banale, avec le Robert, le Larousse. Le mot général, qu'on emploie d'ailleurs très souvent dans le langage courant, ça signifie qu'il réunit sans exception tous les individus — le "en principe" fait partie de la définition du Robert —, tous les éléments. Vous voyez bien que si on n'est pas dans la voie générale, dans ce qui est général, on est déjà sur les marges, on est déjà un cas particulier. Et finalement, cette définition avec tout ce qu'elle porte comme connotation nous dit déjà beaucoup de notre conception de la voie professionnelle.
Professionnelle, c'est relatif à une profession métier, ce qui sous-entendrait que lorsqu'on n'est pas dans la voie professionnelle, on ne se prépare pas à une insertion professionnelle alors que c'est bien un des objectifs de l'article 1 du Code de l'éducation. Et technologique, là on est sur une définition très précise sur ce qui étudie les techniques, les outils, les machines, qui correspond relativement peu à la définition générale de la voie technologique. Je reprends le mot "général" volontairement.
Le mot "choisir", qui va être le fil rouge de mon propos. L'étymologie, c'est "goûter". Ça veut dire qu'il faut goûter pour éprouver avant de — ce qui est la définition qu'on retient maintenant le plus souvent —, se décider entre plusieurs solutions. Mais si, comme la réforme de la voie professionnelle 2023 le dit dans son dossier de presse, l'objectif poursuivi par la réforme est de faire du lycée professionnel une voie de réussite choisie par l'élève et sa famille, et reconnue par la société et les entreprises, cette question du choix est fondamentale. C'est pour cette raison qu'il était important de considérer non pas de façon descriptive cette réforme, mais de s'interroger sur son sens, puisqu'en orientation, vous le savez bien, tout est question de sens.
Et puis l'orientation, le processus et le processus de décision dans le domaine de l'orientation dans nos textes, il repose sur un dialogue. Un dialogue, c'est un entretien entre deux personnes, c'est la définition un petit peu générique. Et puis, dans le cas où on a deux parties qui peuvent ne pas avoir exactement le même avis ou des intérêts divergents, dans ces cas-là, le dialogue s'installe dans la perspective d'un accord ou d'un compromis. J'aurai l'occasion de revenir, au cours de mon propos, sur les modalités du dialogue dans le domaine de l'orientation et tout particulièrement pour l'orientation dans la voie professionnelle. Les définitions sont données. On voit que pour ce qui concerne la voie professionnelle et plus largement les trois filières d'orientation, on a en France un sujet de frontière.
Et j'en discutais avec Agnès van Zanten la semaine dernière, parce que nous faisions une intervention croisée, elle me disait que c'était assez fascinant pour des non-Français, par exemple ses amis américains, de voir comment en France on est capable de distinguer une élite intellectuelle, souvent d'ailleurs que les enseignants, les équipes éducatives au sens large incarnent, d'un pouvoir économique et non-superposable, parfois même aux intérêts qui pourraient être opposés. Et que donc on a effectivement une très haute idée, et ça nous honore, de ce que l'école doit transmettre en termes d'héritage de savoir désintéressé et la tradition humaniste. Mon propos n'est pas du tout moqueur, je suis moi-même, comme vous avez dû vous en apercevoir, vous vous en apercevrez encore aujourd'hui, très attachée aux auteurs antiques. Mais ce qui est intéressant, c'est que dans le propos, l'exposé des motifs de la loi de 1959, qui quelque part installe l'orientation en termes de gestion des flux, on dit bien que l'expansion humaine et l'expansion économique doivent être mises en correspondance, une forme d'adéquation entre la formation, l'éducation humaniste, humaine et les besoins du milieu économique, mais sans menacer l'héritage de savoir désintéressé et la tradition humaniste qui constituent l'essence du génie français.
Et en même temps, on assigne à l'enseignement technique et professionnel, qui n'était pas distinct à l'époque, un rôle de digue et de canal. Donc finalement, on a le général qui concerne cet héritage de savoir désintéressé, et ce canal de dérivation qui protège finalement ce génie français et s'occuperait des œuvres purement techniques, comme on avait cette définition. Et vous voyez que ça, ça nous a marqué durablement dans notre inconscient collectif, même si bien entendu, ce n'est plus du tout cette vision et ces termes qui sont employés, mais ils nous ont marqué. Donc ça, c'est la dimension des frontières historiques, j'allais dire. Et on avait au départ une frontière très importante entre l'apprentissage, la voie d'apprentissage et la voie, par exemple, du lycée professionnel, qui progressivement est beaucoup moins étanche. On a des unités de formation par apprentissage dans les établissements publics, des CFA, on a des conventionnements avec les CFA, des publics mixtes. Donc cette frontière-là, elle est beaucoup moins étanche.
Moi, quand j'ai commencé, je travaillais à l'époque dans les services d'orientation, c'était aussi une frontière, y compris pour les équipes éducatives. Donc il faut avoir en tête cette idée de frontière qu'on ne définit plus entre nous, mais qui vient parasiter souvent nos visions, nos représentations et même les décisions que nous prenons dans ce domaine, décisions prises soit du côté des équipes éducatives, soit des élèves et des familles.
Quelques points de repère, c'est assez important d'avoir les chiffres, les repères, qui figurent aussi dans le dossier de presse, 2023, lors des annonces du président de la République sur la réforme de la voie pro. 621 600 lycéens, ça a dû bouger un peu en voie professionnelle, 64 000 apprentis, soit 10 %, 2100 établissements, presque 73 000 professeurs, et puis à comparer avec les 1 620 000 de la voie générale et technologique. C'est vrai que le poids et la visibilité n'est pas forcément la même, y compris parfois dans le débat public, y compris porté par les fédérations de parents, les organisations syndicales, etc., les études qu'on fait, les enquêtes.
Et puis récemment, cet IPS, cet indice de position sociale, qui a plusieurs années, qui maintenant est public, puisqu'il y a une demande qu'il soit publié, a mis en lumière des éléments qui sont très repris dans le débat public. Par exemple, la comparaison de l'indice de position sociale… Ce n'est pas par élèves, c'est vraiment par établissement scolaire, quelle est la composition d'un établissement scolaire. On voit qu'il y a une différence entre les établissements publics et privés, vous le voyez à l'écran, presque 104 tous les lycées confondus, et on est à 99,56 pour le public et 112,58 pour le privé. Et surtout, un écart encore plus significatif pour l'indice de position sociale moyen entre les lycées généraux-technologiques et les lycées pro. Et la Cour des comptes nous dit à ce propos dans son référé de 2020… Je vous encourage à le lire, il est très court et très dense, c'est un référé sur le lycée professionnel. Donc c'est avant cette réforme, c'était en 2020 et ça faisait plutôt le bilan des réformes précédentes sur la voie pro. Mais la Cour des comptes note que finalement, l'orientation est le plus souvent fondée sur les seules difficultés scolaires repérées à la fin du collège et qu'en conséquence, on constate un absentéisme, un décrochage scolaire particulièrement important dans les lycées professionnels. Dit autrement, par la ministre de l'Enseignement et de la Formation professionnelle récemment, la voie professionnelle est le réceptacle du décrochage, mais n'est en aucun cas la cause première. On voit que c'est tout ce qui s'est passé en amont et la façon dont on entre dans cette voie professionnelle qui va ensuite être source de décrochage et d'absentéisme, et que c'est plutôt sur ces causes qu'il faut que les réformes interviennent. Par rapport à l'idée qu'on se fait de la voie professionnelle souvent au sein du système éducatif et quand on encourage les élèves à s'y orienter, on voit qu'on a une vision, nous, de quasi-certitude d'insertion professionnelle et que ça peut être ça qui peut prévaloir, ou alors d'une formation par étapes qui permet effectivement de rejoindre facilement l'enseignement supérieur.
Or on voit que, et c'est ce qui a fondé en grande partie la réforme actuelle de la voie professionnelle, 33 lycéens quittent leur établissement… Par exemple, si on en prend 100 qui sont entrés en seconde professionnelle, pour préparer un bac pro, on en a 33 qui vont quitter le lycée sans bac. Parmi ces 33, 9 vont se réorienter pour obtenir un diplôme, par exemple un CAP, et 24 quittent sans diplôme. Et d'ailleurs, on a très peu progressé sur le droit au maintien, la repréparation à l'examen pour les élèves qui ont échoué dans la voie professionnelle, alors que c'est prévu par la loi et que ça devrait être un droit effectif et réel pour lequel nous employons beaucoup de nos forces. On en a 28 qui s'engagent dans des études supérieures, 16 qui réussissent, 12 qui décrochent sans diplôme, 39 sur 100 qui s'orientent vers l'emploi, 29 essayant d'intégrer directement la vie active et 10 par une mention complémentaire. Plus précisément, pour ceux qui s'orientent vers l'emploi. On a des chiffres là qui sont à la fois un petit peu encourageants. On va comparer 2019 et 2021 parce que 2020, vous le savez, c'est une année un peu atypique avec les confinements. On a pu avoir des différences aussi bien au niveau de l'emploi qu'au niveau des choix qui ont été faits par les élèves de poursuivre ou non dans leurs études. Si on prend la colonne grise et la colonne orange, 2019-2021, on voit d'abord ce qu'on connaît très bien, c'est que plus on a un diplôme élevé, plus on va facilement s'insérer. Le premier chiffre de l'histogramme, c'est à 6 mois. Et le petit trait qui est au-dessus, c'est à 12 mois. Ce qui est déjà rassurant, c'est qu'à 12 mois le taux d'insertion est meilleur qu'à 6. C'était prévisible mais quand même, c'est bien d'en avoir confirmation.
Et puis, on voit qu'entre 2019 et 2021, si on prend le plus à droite, c'est-à-dire tous ensemble, tous les sortants de la voie pro, on a le même chiffre à 6 mois mais une amélioration à 12. C'est encourageant mais en même temps, on pourrait se dire, puisque ce sont des jeunes qui se destinent à l'insertion, qu'on a encouragés dans ce sens-là, ce n'est que 39 sur 100 qui, par exemple si on prend à la sortie du bac, sont partis en emploi et malgré ça, on a un taux qui reste quand même très en-deçà de ce qu'on pourrait espérer, et surtout de la promesse que fait la voie professionnelle auprès de ses élèves. Vous voyez qu'on ne peut pas non plus faire un raccourci aussi systématique dans le domaine de l'accès à l'emploi pour ces jeunes.
Ensuite, on pourrait imaginer que compte tenu de tous les éléments que je viens de vous donner, les représentations sur la voie professionnelle seraient assez négatives dans la population dans son ensemble. Or on voit, d'après une enquête Viavoice — qui a été faite auprès de 3000 personnes fin décembre, début janvier, un échantillon représentatif, avec la méthode des quotas comme c'est pratiqué habituellement, mais avec toutes les limites de ce type d'études, mais quand même ça donne une première idée de la vision de la société —, là les personnes interrogées l'étaient sur le lycée professionnel, sur une partie. Je vous renvoie à cette étude, qui est disponible sur Internet sans aucune difficulté. J'en ai juste retiré quelques éléments.
Finalement, les représentations sont très nuancées. Et surtout, elles nous apprennent beaucoup par rapport au public. Par exemple, si on prend l'ensemble de ces 3000 personnes, c'est à partir de 15 ans et on va avoir un peu toutes les tranches d'âge. Et parmi cette population, Viavoice a identifié ceux qui étaient passés par le lycée professionnel, puisque dans leur question ils pouvaient identifier ceux qui étaient passés par le lycée professionnel. Une très bonne ou une assez bonne opinion, on est à 65 % au global. Ce qui paraît finalement assez positif par rapport à la vision qu'on peut avoir parfois de l'intérieur du système éducatif ou les représentations qu'on peut avoir par rapport à cette filière.
Si on regarde de plus près, les 15-17 ans, qui sont ceux qui sont concernés par une éventuelle entrée, c'est le vivier, c'est un public potentiel de la voie pro, on n'est plus qu'à 46 %, ce qui interroge. Élèves, étudiants, si on prend plus que les 15-17 mais tout le panel, on est à 54. Et si on prend les élèves qui sont passés par la voie pro, on est à 75 %, ce qui est plutôt rassurant pour le système éducatif.
Et il y a une autre question que je n'ai pas fait figurer à l'écran pour ne pas être trop longue sur tous ces chiffres, mais c'est parmi les élèves qui sont passés par la voie pro, on leur demande si pour eux c'était une expérience intéressante. Eux à titre personnel, pas la représentation qu'ils ont du lycée pro, mais en tant qu'expérience. Ils sont 85 % à dire que oui, c'est une expérience positive dans leur parcours. Vous voyez déjà que là, on nuance, mais qu'on voit finalement le poids des représentations, tant qu'on n'a pas goûté, tant qu'on n'a pas choisi, est très important puisque les jeunes ne sont qu'à 46 %. Plus intéressant, je trouve, Viavoice a posé des questions pour comparer. En théorie, vous pensez que le lycée professionnel devrait concerner… Donc quelle est la vision théorique que vous avez, qui est celle quelque part officielle. Et de l'autre côté, à votre avis, que se passe-t-il dans la vraie vie ? Et là, on a des écarts qui sont significatifs et qui sont symptomatiques de ce que ressentent la population et les jeunes concernés de cet écart entre le discours tenu, ou en tout cas ce qu'ils en perçoivent, et la réalité. Par exemple, à la question "le lycée professionnel doit concerner n'importe quel élève qui souhaite acquérir des compétences professionnelles dans un domaine spécifique", ils sont 89 % à dire que sur le plan théorique, oui, ça devrait être comme ça, mais ils ne sont que 51 % à dire que c'est ce qui se passe vraiment dans la réalité. Cet écart est quand même très important. Un écart aussi très significatif, c'est celui entre "le lycée professionnel devrait concerner seulement les élèves qui se trouvent en difficulté scolaire", ils ne sont que 7 % à penser que sur le plan théorique, c'est vrai, et 42 % à se dire que ça se passe comme ça dans la vraie vie. Si on faisait un sondage sur tous ceux d'entre vous qui sont connectés, ce serait très intéressant. D'ailleurs, amusez-vous à répondre aux questions en même temps, ce serait intéressant de savoir quels chiffres nous, nous obtiendrions. Sans doute que ce serait assez proche de ce qu'on voit. J'ai ajouté deux chiffres en bas qui sont aussi intéressants, qui correspondaient à d'autres questions. Parmi toutes les personnes interrogées, les 3000, 65 % considèrent que dans la population, dans les représentations, dans la société, c'est une filière qui est dévalorisée, ce qui est quand même très important, et 74 % que les lycéens qui sont scolarisés subissent des discriminations du fait de leur scolarisation. Vous voyez que c'est vraiment massif et que c'est tout cet écart entre la bonne perception du vécu à l'intérieur d'établissements pour ceux qui y sont passés, qui rend d'ailleurs hommage à tous ceux qui déploient une très grande énergie depuis des années pour les faire réussir, et pour qu'ils soient valorisés, qu'ils valorisent et qu'ils aillent vers l'excellence et qu'ils développent leur potentiel. Et en même temps, une image qui est perçue comme dévalorisée, à tort ou à raison, mais finalement c'est l'image sociétale qui transparaît là. Et elle dit beaucoup de nos cartographies mentales.
J'étais avec une équipe d'enseignants, d'inspecteurs, de personnes de direction dans une académie il y a trois semaines. Ce n'était que des LEGT, une dizaine d'établissements d'un gros bassin. Et on a travaillé sur l'orientation. Et de ce fait, j'avais fait un petit quiz pour faire émerger un petit peu des représentations. Et très vite, ont émergé des oppositions un peu binaires, par exemple entre manuel et intellectuel. Et donc forcément, on s'amuse à poser la question : pour vous un dentiste, un chirurgien, c'est un métier manuel ? Un mécanicien auto, ce n'est aussi que manuel ? Et là, on voit que forcément cette opposition vole en éclats, elle n'a pas de sens. De la même façon, grandes et petites écoles, qu'est-ce que ça signifierait une grande et une petite école ? Et pourtant, on emploie ce mot-là en permanence. J'étais sur un séminaire des classes préparatoires aux "grandes écoles" avec tous les guillemets nécessaires. D'ailleurs, (Didier Petonien), un Italien, s'est amusé, en parlant de la France, à dire qu'on raisonnait encore comme à la noblesse de la cour de Versailles, qu'un diplôme dans les écoles d'excellence de l'État procurait des droits, comme jadis les titres de noblesse conféraient des privilèges. Et finalement, toute la réforme actuellement de l'État, le fait qu'on ne puisse plus intégrer un grand corps de l'État, qui d'ailleurs ont été refondus, directement en sortant par exemple d'un concours, vise à d'abord donner une expérience du terrain et puis à permettre de montrer qu'on a un parcours tout au long de sa vie et que les diplômes qu'on acquiert tout au long de la vie ont tout autant de valeur que ceux qu'on aurait de façon précoce. Et on a, vous le savez, j'en avais parlé quand j'étais venue lors de la première conférence, une vision aussi très académique en France, une convention académique qui fait qu'on valorise beaucoup la transmission de connaissances, beaucoup plus aussi que l'acquisition de compétences transversales, même si là aussi le système évolue beaucoup, et on le verra tout à l'heure sur la réforme de la voie pro.
Et surtout que pour nous, finalement, toute différence conduit à une hiérarchisation. Quand on a deux éléments différents, forcément on les classe. C'est vrai aussi, par exemple, sur le corps des inspecteurs. On n'a pas réussi jusque-là à aboutir vraiment à la fusion entre inspecteur de premier degré et IA-IPR parce qu'on met une différence, et donc on a du mal à penser les passerelles réciproques et la réversibilité. Et puis, je ne dresse pas du tout un tableau sombre, vous me connaissez, je suis une optimiste de volonté. La réduction des déterminismes, c'est possible à partir du moment où on va cibler, on va identifier les leviers.
La dernière enquête de France Stratégie, qui s'appelle, vous avez dû la voir passer en janvier, elle a été pas mal relayée, "La Force du destin, poids des héritages et parcours scolaires", montre que si c'est cumulatif, cette corrélation entre origine socio-économique, genre, géographique, territorial et destin scolaire, si on identifie chaque fois les causes, on peut en même temps mettre en face des politiques publiques. Et c'est ce que s'efforce de faire cette réforme de la voie professionnelle, en mettant en face de ce qui est identifié comme des points de fragilité, des mesures qui vont permettre le droit à l'erreur, les bifurcations, la valorisation des compétences transversales, la formation tout au long de la vie. Et c'est vrai que se poser cette question des transitions des bifurcations, c'est aussi se demander comment est-ce qu'on les choisit, c'est-à-dire à quel moment on est… Naïma Adassen parle d'être sujet à son orientation, moi j'emploie volontiers le mot "auteur", puisqu'il y a "autoriser" aussi dans cette racine. En tout cas, comment on a vraiment le sentiment qu'on est décisionnel dans ce qui nous arrive. On revient sur cette question du choix, qui est fondamentale dans la voie pro, mais pas seulement.
Sur cette question de l'erreur et du choix, on a un levier qui est assez modeste, qui est à l'écran. Ce droit à l'erreur, par exemple en première année de CAP, en seconde pro, en seconde GT, comment jusqu'à la mi-novembre, parfois même dans certaines académies un peu plus tard, comment on a le droit de reconsidérer son choix et de se dire, "soit maintenant il y a une place qui se libère, je n'avais pas obtenu mon premier vœu et c'est possible et je vais y aller, soit je me rends compte que je me suis fourvoyé…" Mais c'est bien dans les deux sens. Ce n'est pas seulement, "c'est trop difficile pour moi la seconde GT, donc je vais en seconde pro", parce que c'était un peu la conception qu'on a eue pendant longtemps de ce dispositif, mais "je suis en seconde pro et je suis plus attiré par les enseignements 'généraux' — et tous les guillemets à généraux, c'était la définition que j'en ai —, et je souhaite retourner dans une seconde générale et technologique".
Vous voyez que c'est bien une réversibilité. Ça a été mis en place en 2015, on avait des chiffres assez modestes de 1990. En 2021, on était à 3700 et quelques. Et là, on est seulement en cours et j'espère que fin novembre, on aura des chiffres qui dépasseront largement les 4000, peut-être même les 5000. En tous les cas, il faut que ça s'installe et que ça contribue à cette façon de reconsidérer le droit à l'erreur, qui fait complètement partie intégrante… Dans une démarche scientifique, on considère normaux les tâtonnements, on considère normal de poser des hypothèses qui vont pouvoir être infirmées, on considère normal de goûter, d'éprouver et puis de modifier son avis. Il faut aussi que ça fasse complètement partie intégrante des parcours. Ce n'est pas seulement un droit, que ce soit vraiment considéré comme partie prenante d'un apprentissage, d'un parcours d'orientation, d'un développement. Je vous disais que j'allais vous parler un peu plus précisément de cette notion de choix en orientation. La recommandation européenne de 2008 — à laquelle la France a participé, la France était même à la manœuvre puisqu'elle présidait la Commission européenne en 2008, elle s'était très fortement impliquée sur cette question d'orientation —, disait bien que l'orientation est un processus continu, je pense que c'est bien passé dans l'ensemble des mentalités et que c'est bien partagé en France depuis 2008. C'est vraiment un vrai progrès qui a été longtemps porté par les services d'orientation, qui étaient pionniers dans cette démarche. À tout âge. À tout âge, ça veut dire dès qu'on est y compris élève, collégien, lycéen. Et qui leur permet donc de déterminer leurs compétences, leurs capacités, etc., de prendre des décisions en matière d'éducation etc. D'après la résolution européenne, il n'y a même pas d'ambiguïté, c'est le citoyen tout au long de sa vie, quel que soit son âge, comme c'est écrit, qui prend des décisions, premièrement. Deuxièmement, quand on lit nos textes réglementaires, pour le coup… Sur education.gouv, je suis allée voir hier où ça en était, pour me dire "tiens, un parent qui se connecte". Sous le titre "choix d'orientation d'un élève"… Je me dis, si on écrivait "choix d'orientation de Frédérique Weixler", j'imaginerais que c'est moi qui décide. On a, lorsque les propositions ne sont pas conformes aux demandes, lorsque tout est conforme, tout va bien, on décide, voilà, tout va bien. Lorsqu'il y a désaccord. On dit déjà le mot "conforme", quand ce n'est pas conforme. À ce moment-là, le conseil de classe a donné un avis, vous savez bien que ce n'est pas le conseil de classe qui décide, et le chef d'établissement prend ensuite une décision après avoir reçu la famille et rediscuté. Donc le chef d'établissement a tout à fait la capacité d'appréciation de prendre une décision différente de celle de l'avis du conseil de classe. Déjà, c'est important. Mais dans tous les cas, aussi bien au collège qu'au lycée, il est indiqué que c'est le chef d'établissement qui prend la décision. Dans un cas, c'est écrit "prend ensuite une décision" et dans l'autre, "prend la décision finale". Vous voyez bien que c'est un petit peu ambiguë, en tout cas ça interroge par rapport à cette notion de décision. Et concernant les schémas qui sont à l'écran. C'est donc tout récent, la DGESCO m'a remis ce document qui était remis aussi aux académies, donc au chef de service académique d'information et d'orientation la semaine dernière, dans le cadre d'une réunion qu'ils avaient. La question que je me pose, il y a toujours une différence. On va passer aussi l'année 2020 qui est atypique, mais il y avait quand même encore toujours une différence. Je vais m'attarder sur la seconde pro. On voit que le CAP, c'est différent parce que la pression est plus forte, qu'on a sans doute peu d'alternatives pour un certain nombre de domaines professionnels et de types de publics qui vont en CAP. En tout cas, sur la seconde pro. Par exemple, en 2019, on avait 24,1 % de familles qui avaient formulé des vœux pour la seconde pro. Et dans ces cas-là, on a eu 26,5 % de décisions finales. Et en 2023, on était à 25,2 %, donc on peut imaginer que par rapport à ce qu'avaient décidé les conseils de classe, 25, on était déjà beaucoup plus près. Or, le chef d'établissement est passé à 27,7 %. Finalement, c'est comme si — c'est vraiment une hypothèse qu'il faudrait vérifier, mais que je soumets à votre sagacité, aux études et peut-être à des contre-hypothèses —, on a l'impression qu'on voudrait maintenir cet écart de façon sans doute complètement involontaire, pour continuer à dire, conformément à ce que je vous ai lu juste avant, que c'est au bout du compte l'institution qui décide. Et donc, on maintient cette espèce de petite marche qui est quand même très étroite. C'est la première chose. Et d'ailleurs, ça explique aussi en partie que sur le choix laissé à la famille, cette fameuse expérimentation qu'on avait d'abord eu du mal à nommer, qu'on avait appelé "dernier mot aux parents", "choix donné à la famille", "choix laissé"… Déjà, on n'arrivait pas à bien définir le concept. Donc, c'est vrai que c'était un peu compliqué. Après, on a eu des difficultés à bien définir les objectifs. Les rapports d'inspection générale, le rapport parlementaire, le rapport du COPIL, pointent bien cette hésitation qui était normale, parce qu'elle correspondait à quelque chose, à un impensé de notre système, justement, et peut-être à un changement de paradigme très important, même si sur le fond, il concerne très peu. Mais en tous les cas, c'était un changement de paradigme vraiment important. Et c'était la manière dont les familles imaginaient finalement que la solution, c'était le consensus. Et que ce qu'on recherchait avant tout, c'était que les familles soient d'accord avec ce qu'on leur proposait. Finalement, quand on dit dans le système que la question est résolue, la bonne orientation, c'est celle qu'on a proposée et que les familles finissent par considérer eux aussi comme la meilleure. Or, on voit bien que ça ne résout rien de la question. On sait qu'il y a une autocensure des familles de milieux modestes et donc réussir à les convaincre, ce n'est pas du tout l'objectif. Et c'était ça le flottement sur cette expérimentation qui fait qu'elle est partie un peu dans les limbes et pour le moment, elle s'est interrompue, mais que la reconsidérer encore, reprendre finalement tout ce qui a été écrit sur le sujet, rediscuter avec des collègues qui l'ont pratiqué, ça va nous amener à réfléchir sur : qu'est-ce que c'est que vraiment choisir ? Qu'est-ce que c'est qu'accompagner un parcours d'orientation ? Et j'ajouterais que quand la DEPP montre qu'en sixième, il y a 50% des familles qui ont déjà décidé que ce serait la seconde GT et c'est les familles de milieux plutôt favorisés, au moins culturellement ou économiquement, et que les autres n'avaient pas décidé, on voit qu'il se passe quelque chose pendant l'accompagnement et que l'idée, ce n'est pas de convaincre de quelque chose. La DEPP montre aussi dans une étude de 2016, elle suit les élèves qui avaient 8 sur 20 en troisième. Elle montre que ce n'est pas le fait que certaines académies les aient plus orientées en voie générale, en voie technologique, en voie professionnelle qui les fait réussir. Il y a des académies qui sont plus accompagnantes et qui font les faire réussir, quelle que soit finalement la filière. Donc on se met une pression énorme dans le système sur cette confusion que c'est la filière qui provoquerait la réussite alors que ce qui provoque la réussite c'est le choix et le fait de s'engager dans une voie qu'on a choisie. Et vous voyez cette confusion, elle reste encore très fortement ancrée. Et puis c'est pour cette raison que la voie professionnelle et la réforme de la voie professionnelle traite, met déjà comme élément central, comme je vous disais, cette question du choix. Et ensuite elle va actionner les leviers qui vont dans l'immédiat traiter ce qu'on a vu sur la difficulté d'insertion professionnelle, sur le décrochage, sur l'absentéisme, en fait tout ce qui a été pointé comme difficulté, la non-attractivité, donc simplification déjà de la dénomination des formations, recentrage ou évolution de la carte des formations sur des filières qui vont être attractives pour les jeunes et pour les entreprises. Action globale sur le décrochage dans les transitions avec tout droit ouvert entre collèges et lycées, ambition emploi sur la partie vers l'insertion professionnelle, articulation avec l'obligation de formation 16-18 ans, enfin voilà, tous les leviers en mettant des facteurs de protection sur tous les points qui vont être ressentis comme des points de vulnérabilité. L'idée étant d'entrer chaque fois par le lycéen, le jeune, et pas par les institutions et structures qui sont au service des objectifs. En fait, on n'est pas là pour reproduire des institutions et des structures, mais pour les mettre au service des objectifs. De la même façon, la rémunération des stages du PFMP contribue à la valorisation et à l'attractivité, donc il faut chaque fois considérer ces mesures dans une vision d'ensemble. Elles ne s'empilent pas, elles contribuent à un objectif qui est d'abord d'activer des leviers dans l'immédiat et aussi d'avoir une vision à moyen terme en se disant, pour la suite, qu'est-ce qu'on enclenche un peu dans la durée ? Et là, effectivement, toujours sur ce même référé de la Cour des comptes qui était assez, je dois dire, le mot révolutionnaire ne correspond sans doute pas ni à la Cour des comptes, ni à celui du propos, mais révolutionnaire au sens de révolution copernicienne, où il nous fait là aussi reconsidérer, puisque la Cour des comptes parlait de lycée général "inclusif". Donc, on retrouve notre définition du mot général du départ et inclusif au sens finlandais, j'allais dire, où l'école doit accueillir l'ensemble des jeunes et les faire progresser. L'inclusion, c'est très important pour les élèves à besoins particuliers, handicap, etc., mais ça veut bien dire inclusif, c'est au sens de général qui concerne toutes les personnes, tous les individus, tous les élèves. Et je vous lis parce que le propos est particulièrement intéressant. "En conclusion, la Cour estime que les difficultés de mise en œuvre des réformes successives, donc avant 2020, tiennent pour partie un cloisonnement excessif du système éducatif". Et la Cour des comptes dit que ce cloisonnement conduit à une hiérarchie implicite, ce que je vous ai décrit pendant cette intervention, "et que la réussite des réformes de la voie professionnelle suppose de prendre des mesures qui luttent contre ce cloisonnement, qui n'a pas de justification sur le fond, et qui résulte à bien des égards de l'histoire", ce que je vous ai expliqué pour la loi de 59. "Au total, l'attractivité de la voie professionnelle sous statut scolaire auprès des familles et des jeunes, dans un modèle de lycée général, serait certainement améliorée". Alors, ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas des modules, des parcours différents, mais complètement réversibles et dans un lieu où tous les élèves vivraient ensemble. C'est pour ça que la mixité sociale, qui est aussi un sujet très important, que Jean Hébrard, un inspecteur général, dès 2002, mentionnait dans un rapport en disant que c'était même la condition de la mise en œuvre des principes qui instituent l'école française. La mixité, elle est fondamentale. Donc, réfléchir à un lycée général inclusif, c'est réfléchir à la mixité, c'est réfléchir à la réversibilité des parcours, c'est réfléchir à l'attractivité. Donc, quelque part, c'est l'étape suivante qui est déjà dessinée, dont on a, j'allais dire, les prémices, et qui est déjà dessinée dans ces différents textes. Et est-ce que… j'ai essayé de vous faire passer le message, que le choix, qui est donc au cœur de cette réforme de la voie pro présentée dans ce rapport de presse, le choix, c'est vraiment ce qui est fondamental dans une existence pour qu'on ait le sentiment d'être auteur, d'avoir une capacité d'agir comme personne, comme professionnel et comme citoyen. Si on sent qu'on progresse dans cette dimension, qu'on est en clair sur un chemin d'émancipation, on va s'approprier son existence et on va trouver sa place aux différents niveaux. En revanche, avoir le sentiment, comme le disent un certain nombre de jeunes, d'avoir subi son orientation, ça va laisser des traces tout au long de son parcours sur cette capacité à être auteur et à s'autoriser. Et donc, je vous lis cette phrase de Sénèque, qui, à mon avis, résume et dit beaucoup mieux que moi les messages que j'ai essayé de faire passer. Et je vous encourage à la porter auprès des équipes, des lieux où vous travaillez, parce qu'elle garde une modernité incroyable. "Être heureux, c'est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d'aimer. Choisir ses loisirs, ses amis, les valeurs sur lesquelles fonder sa vie. Bien vivre, c'est apprendre à ne pas répondre à toutes les sollicitations, à hiérarchiser ses priorités. L'exercice de la raison permet une mise en cohérence de notre vie en fonction des valeurs et des buts que nous poursuivons. Nous choisissons de satisfaire tel ou tel plaisir ou de renoncer à tel autre parce que nous donnons un sens à notre vie - et ce, aux deux acceptions du terme : nous lui donnons à la fois une direction et une signification. (…) Les contenus du "sens" peuvent varier d'un individu à l'autre, mais quoi qu'il en soit, nous faisons tous le constat qu'il est nécessaire, pour construire sa vie, de l'orienter, de lui assigner un but, une direction, de lui donner une signification. (…) Qu'on atteigne ou non ses buts n'est d'ailleurs pas l'essentiel. Nous n'allons pas attendre d'avoir atteint tous nos objectifs pour commencer à être heureux. La voie compte plus que le but : le bonheur vient en cheminant." Je vous remercie.
Merci beaucoup Frédérique. Effectivement, nous avons des remarques ou des questionnements par rapport à toute cette conférence. Par exemple, le dispositif qui accompagne les lycéens, on nous fait remarquer que ce dispositif est très bien en théorie, mais qu'il crée de l'espoir, du décrochage, car les élèves actent une réorientation qui ne se réalise pas. Je ne sais pas si vous souhaitez répondre à cette remarque.
Mais bien sûr. En fait, il faut donner les moyens que l'espoir corresponde à la réalité. C'est tout l'écart qui était indiqué dans Viavoice. Je ne dis pas qu'il faut dire aux élèves que 30% des élèves d'une classe vont pouvoir changer d'orientation en novembre. Les élèves sont réalistes. Et donc, il faut, en accompagnant, en montrer à la fois le périmètre, les limites et les progrès possibles. Mais on voit déjà qu'on avait doublé le nombre en deux ans, on peut encore le doubler, et que l'idée, c'est de le faire à bon escient et que l'élève ait peut-être pu goûter effectivement ailleurs, éprouver, goûter pour pouvoir choisir, qu'on l'ait accompagné, qu'on lui montre aussi que ça peut demander des efforts. Effort, c'est tendre ses forces sur quelque chose, c'est-à-dire changer d'établissement, aller plus loin, peut-être être interne si on change de voie. En fait, c'est poser tous les éléments de l'équation. Et nous, nous avons la responsabilité de réduire cet écart. En fait, notre responsabilité permanente, c'est de réduire les écarts entre les promesses et la réalité. La promesse républicaine, c'est l'égalité des chances parfaites. On réussit qu'en fonction de son mérite et pas du tout en fonction de sa naissance. On voit qu'on a vraiment besoin de progresser. Mais l'idée, c'est que nous, nous augmentons et que nous repérions pourquoi nous avons dû dire non à un élève. Est-ce qu'il n'y avait pas de place ? Est-ce que pour lui, c'était trop loin ? Est-ce qu'il n'avait pas les moyens financiers ? Mais en tous les cas, le constat simple de l'écart ne suffit pas. C'est-à-dire que… est-ce que nous, on a les moyens, nous, à titre individuel, est-ce que j'ai les moyens de réduire l'écart ? Est-ce que collectivement, nous avons les moyens de réduire l'écart ? Est-ce que je dois faire remonter ces difficultés ? Et après, montrer aussi les limites parce que grandir, c'est aussi savoir qu'effectivement, 30 élèves ne vont pas changer de formule. Alors, c'est vrai que le lycée général "inclusif" donnerait sans doute plus de souplesse et que l'une des motivations de la Cour des comptes, j'imagine, c'est aussi de se dire que ça favoriserait ces passerelles. Tout n'est pas possible tout de suite, mais aussi de montrer, d'envisager avec un jeune, s'il y a déception, comment il va pouvoir, avec différentes étapes, finalement, peut-être parvenir quand même à son projet. En aucun cas, c'est juste tirer un simple constat d'échec et ne pas essayer d'envisager d'autres façons de surmonter, de contourner l'obstacle, d'y arriver par un autre chemin et de progresser.
Oui, merci beaucoup, Frédérique, pour cette précision. Et puis, c'est vrai qu'on voit que le lycée professionnel a vraiment beaucoup évolué et va encore évoluer avec la réforme, mais aussi, comment changer le regard de la société sur les emplois dits "manuels" ? Parce que le problème vient de là aussi, c'est que l'école se transforme, mais la société ne va pas assez vite avec cette transformation.
L'idée de "manuel", en elle-même, en fait, c'est l'opposition binaire entre des compétences, j'allais dire, qui est très étrange. Je vous disais qu'on a en France, et beaucoup d'amis étrangers le soulignent, une forte exigence intellectuelle, une élite intellectuelle qui se revendique. On peut peut-être remettre la phrase de Sénèque parce que je pense qu'elle est intéressante, mais c'est surtout le binaire. Par exemple, dire qu'on est littéraire ou scientifique, c'est très récent. Justement, dans l'Antiquité, les philosophes étaient en général aussi des scientifiques qui avaient aussi des compétences littéraires. Donc, il me semble que c'est surtout sortir de la binarité. On n'oppose pas des compétences. Un mécanicien auto, il a à la fois des compétences intellectuelles pour faire un diagnostic, des compétences manuelles. Les compétences manuelles, elles sont différentes et certains vont être plus attirés par les unes que par les autres. C'est sortir de la binarité. C'est beaucoup plus ça. C'est-à-dire que tant qu'on sera dans l'opposition, on essaiera toujours de prouver qu'on n'est plus manuel ou plus intellectuel ou plus je ne sais pas quoi. On fera toujours d'une différence une hiérarchie. Alors qu'en fait, c'est vraiment la combinaison de compétences. En fait, ce qui est passionnant, c'est que chaque personne développe une combinaison originale de compétences. Dans toutes les personnes qui sont présentes aujourd'hui, nous, je suppose qu'on a tous une combinaison originale de nos différentes compétences et qu'on a tous combiné finalement nos parcours de façon complexe et que c'est toujours vivant. C'est-à-dire on a en permanence équilibre, déséquilibre. On reconstruit en permanence un parcours et c'est ça qui va être vraiment intéressant.
Alors une autre question qui est très riche, je trouve. Qui et, quand pour apprendre à choisir à nos élèves, notamment pour la voie professionnelle? Puisqu'en fait, il y a 200 à peu près CAP, 200 CAP environ et une centaine de bac pro. Donc comment, c'est vrai, comment se repérer dans tous ces choix et comment le faire ? Quand le faire ?
Alors sur le qui, quand, pour moi, le développement des compétences à s'orienter, c'est vraiment une mission partagée. Bien sûr, les PsyEN au premier chef ont une expertise que n'ont pas les autres personnels et vont pouvoir être en appui justement dans des équipes pour mettre en place, pour former, pour développer ces compétences. Mais ensuite, il faut vraiment avoir la conviction que nos propos sont là pour ouvrir des possibles chaque fois. Déjà ça, ça change les choses. C'est-à-dire la phrase de Ricœur que j'avais déjà citée lors de ma dernière conférence. "On croit souvent qu'on est là pour décider alors qu'on est là pour ouvrir des possibles". Et on n'a pas à décider à la place de l'élève, à lui dire c'est tel CAP qui va être le meilleur pour toi. On a à l'aider à réfléchir sur ses compétences, sur ses goûts, sur ses valeurs, sur le chemin qu'il veut prendre, sur les étapes qu'il envisage. Et ensuite, on l'oriente effectivement vers des CIO, vers l'Onicep, vers des ressources qui vont lui permettre de mieux les connaître sur des stages, des visites, des rencontres. Enfin, tout ce qui va lui permettre d'échanger. Et on redébriefe avec lui à partir de là. Mais on est là… c'est un compagnonnage, c'est un accompagnement. Ce n'est pas "décider à la place". Et la pression qu'on se met tous dans le système, c'est qu'on croit qu'on doit "décider à la place" ou qu'il n'y a qu'un métier. Vous savez, le métier charmant que je définis, au sens où il n'y aurait qu'un métier fait pour nous et que si on ne le trouvait pas, ce serait catastrophique pour le restant de notre existence. Et là aussi, on s'imagine que si on ne donne pas la bonne information et qu'on ne donne pas le bon CAP, l'élève va se fourvoyer. En fait, c'est faire confiance à la personne dans sa capacité à partir des différentes influences et des différents avis et des informations par l'esprit critique qu'on aura développé chez lui, par la façon dont on les accompagne à mieux se connaître, à mieux connaître ses valeurs et tout, à prendre des décisions. C'est tout le temps cette même confusion. Et donc, on est là effectivement pour développer ses compétences à s'orienter. Je vous renvoie au référentiel qui est vraiment très intéressant, même si pour le moment, il a été élaboré pour les LEGT et il est en cours pour les collèges et j'espère bientôt pour les lycées pro. C'est vraiment intéressant et on a beaucoup progressé parce que pendant…, moi j'ai connu pendant longtemps, compte tenu de mon âge, une vision du lycée pro où on considérait que l'orientation c'était fait. Ils avaient choisi leur domaine professionnel. À la limite, en terminale, on pouvait vaguement aller discuter avec eux, savoir s'ils faisaient un BTS ou s'ils allaient dans la vie professionnelle, mais on ne pensait pas que l’on continuait à accompagner. Donc déjà là, on a fait un pas de géant. Mais après, j'allais dire, faisons la même chose que pour toute personne qui construit son parcours tout au long de la vie. En fait, c'est aussi parce qu'on a une vision que ça s'arrêterait après la terminale ou après le BTS. Si on considère bien que la personne est engagée tout au long de sa vie, on va se dire qu'on est juste une pierre à un moment. On va lui apporter quelque chose à la construction de son parcours qui n'est pas fini et qui va se prolonger. Et donc, ça dédramatise aussi. En tous les cas, c'est ouvrir les possibles, développer l'esprit critique, y compris par la formation… Autoriser à rêver, et je vous renvoie au Référentiel des compétences à s'orienter, qui vraiment donne des tas d'idées aussi pour savoir comment répondre à votre question, dont je comprends et je mesure l'intensité et comment ça rend à la fois plus passionnant et plus complexe la mission des enseignants et de l'ensemble des personnes qui accompagnent.
Une autre question qui est aussi très riche parce qu'elle pose certainement des… Elle remet un peu sûrement en cause ce que nous pratiquons. Par exemple, l'obtention du DNB. Voilà, l'obtention du DNB ou la non-obtention, notamment, peut amener à ce qu'un élève soit orienté en voie pro. Est-ce qu'il n'y a pas une confusion ? C'est la question qui est posée.
C'est une confusion complète. Pour moi, il n'y a aucune relation entre la réussite au DNB et le choix, que devrait faire l'élève, de la voie d'orientation. C'est exactement ce que disait la Cour des comptes en disant, on oriente les élèves parce qu'ils sont en difficulté scolaire. Donc là : "Ah tu as raté le DNB, tu vas en voie pro". Il n'y a vraiment aucun rapport. Donc là, typiquement, c'est une excellente question. Déjà, dans une équipe, dans un établissement, mettre ça à plat en disant, mais en fait, pourquoi on fait ça ? Quel est le rapport ? Et c'est comme, vous savez, quand par un temps, "tu arrives en retard, tu as un zéro". Il n'y a aucune relation. Et donc, comment voulez-vous qu'après, l'élève se dise qu'une note, ça évalue la progression de ses acquis ? Et c'est la même chose pour ça. Donc oui, je trouve la question extrêmement pertinente. Un premier élément, une première pierre qu'on peut apporter, c'est vraiment de se dire, déjà, on donne du sens aux éléments, aux critères qui vont amener à conseiller la voie professionnelle à un élève, ou la voie générale, ou la voie technologique. Et on est capable d'entendre aussi l'élève et sa famille qui ont un avis différent et qui ont aussi des raisons d'avoir des avis et dont les avis peuvent être très pertinents. Encore plus lorsqu'on sait qu'à notes égales, on ne donne pas le même avis selon le milieu social, selon le genre, etc. Et c'est involontaire. Mais ça montre bien qu'on a vraiment besoin d'abord de regards croisés et puis d'être capable d'entendre aussi et de ne pas penser que notre mission, c'est effectivement de convaincre la famille du bien fondé de ce qu'on pense. Bien sûr qu'on se sent une responsabilité, mais un élève qui échouerait. Imaginons un élève maintient son souhait d'aller dans telle voie professionnelle ou dans telle seconde générale technologique. Ça ne se passe pas bien. Il se réoriente en novembre ou il se réoriente l'année d'après. Mais ce n'est pas grave. Ça va nous arriver. Ça va lui arriver très souvent dans sa vie de bifurquer, de se réorienter. Pourquoi on en ferait un drame terrible pour lui et/ou pour le système ? Donc, voilà. Mais je trouve cette question excellente. C'est ce type de question qui peut vraiment amener à reconsidérer puisque c'est ce à quoi je vous invite aujourd'hui, à reconsidérer notre vision, ce qui ne fera que renforcer la voie professionnelle puisqu'on lui donnera, comme le dit Sénèque, un "sens". Aux deux sens du terme : de construire, d'assigner un but, de donner une signification. Et donc, on ne fera que renforcer l'attractivité s'il y a un vrai choix et si c'est choisi. Et l'attractivité et la mixité sociale et scolaire. Puisque tant qu'on aura une espèce de raccourci, voie professionnelle, milieu modeste, très peu d'élèves, de collégiens ou de lycéens qui voudraient repartir, de milieu moyen ou favorisé, s'orienteront volontairement en lycée professionnel. Donc, il faut retourner en fait le sujet plutôt que de se dire on va en convaincre un peu plus d'y aller parce qu'on est sûr que c'est bien pour eux et on fait leur bien à leur place. Donc ça, c'est vraiment fondamental.
Et justement, dans le même sens, puisqu'on parle de réorientation, la question c'est : la réversibilité des parcours, n'est-elle pas conditionnée par la maîtrise des savoirs fondamentaux ?
Là encore, je ne peux qu'applaudir des deux mains voire plus. Une étude très intéressante qui m'avait déstabilisé à l'époque, parce que dans mes représentations du Sénat, sur la comparaison entre les apprentis en Autriche, en France et en Allemagne. Je m'attendais à ce que les apprentis allemands et autrichiens soient plus jeunes que les apprentis français en moyenne d'âge, puisque je pensais qu'ils étaient orientés très tôt. En fait, je faisais une confusion entre la possibilité entre 15 et 18 ans pour les jeunes Allemands d'être dans un modèle avec une plus forte alternance avec l'entreprise et l'entrée en apprentissage. Donc, la moyenne d'âge des apprentis allemands et autrichiens est plus élevée que des apprentis français et ils y arrivent avec un socle de connaissances consolidé, notamment dans les apprentissages fondamentaux, plus élevé que les apprentis français. Je ne peux que souscrire totalement à cette vision, c'est-à-dire qu'on a vraiment besoin, dans un monde qui devient beaucoup plus complexe et qui demande à cette génération un sens critique très aigu, très développé, de développer absolument ce qu'on va appeler "le général fondamental commun à une société", qui est d'ailleurs incarné par notre socle commun, mais qui peut se poursuivre, et bien évidemment qu'il faut donner le goût. Notre enjeu à nous, c'est comment on arrive à donner le goût, comment on donne du sens, une signification à ces apprentissages, comment on les présente peut-être autrement. C'est-à-dire… ça peut être aussi l'occasion de faire évoluer, de remettre en cause des contenus, la façon de les transmettre, mais en aucun cas de rabattre sur nos exigences et sur cette nécessité de disposer d'une culture globale, humaine, humaniste, que j'ai défendue tout au long de mon propos. Donc, bien évidemment, j'y suis très favorable. En préparant cette conférence avec des personnes présentes à l'écran, on avait évoqué la place de la philo, la philosophie. Moi, bien évidemment que je suis très favorable à ce qu'il y ait de la philosophie sous différentes formes, à réfléchir avant la terminale et bien sûr en enseignement professionnel, comment on l'intègre… En tout cas, c'est cette réflexion philosophique, existentielle, sociale, comment on l'intègre aussi aux apprentissages ? Je sais que beaucoup d'enseignants le font et le font déjà largement et avec une grande intelligence. Mais rendre le monde intelligible, en fait, et ça, c'est fondamental.
Oui, merci d'avoir cité la philosophie puisque ça allait être ma question suivante. Du coup, on peut peut-être prendre une dernière question. En fait, les internautes se demandent, par rapport à ce lycée "inclusif", donc s'il naissait réellement ce lycée inclusif, serait-il vraiment une forme d'émancipation de la mixité sociale ?
Si c'est un vrai lycée inclusif, oui, bien sûr. C'est la définition même du "général et de l'inclusif". Après, c'est être capable ensemble de définir… la Cour des comptes nous met un peu au défi quelque part, de définir ensemble ce "lycée général inclusif" et qui serait un lieu commun de mixité sociale, scolaire, de genre, d'origine. Et qui ne risque pas du tout de niveler par le bas. Toutes les dernières études sur la mixité montrent bien que tous les élèves en bénéficient sur le plan du lien social, du climat scolaire, du développement des compétences transversales, que les bons élèves ne sont pas moins bons et que les élèves qui avaient plus de difficultés ou qui venaient de milieux sociaux plus défavorisés progressent. Donc, toute la société en profite. Et à PISA, ce qui est noté, c'est d'abord notre corrélation entre origine socio-économique et destin scolaire. On verra ce qui va sortir. Premièrement, et deuxièmement, nos élèves bons sont très bons. Il n'y a pas d'inquiétude. On a vraiment un problème sur les écarts et on a des élèves très faibles. Un pays progresse si l'ensemble de sa population progresse. Donc, oui, ce serait forcément un creuset de la République, de la nation. Il faut l'imaginer maintenant. C'est un défi qui est lancé. C'est vrai que ça a été peu repris, même si, par exemple, je travaille notamment en Guyane. On a beaucoup de lycées polyvalents qui commencent à dépasser le cloisonnement de simplement l'un à côté de l'autre, coexistant dans du polyvalent. Mais imaginez effectivement beaucoup de passerelles, beaucoup de lieux communs, beaucoup de projets communs. Donc, de développer un début de quelque chose. Mais c'est vrai qu'on a après les cloisonnements que mentionne la Cour des comptes dans beaucoup de domaines. Alors, ça peut être des étapes, ça peut être des expérimentations. En tout cas, c'est vraiment… Déjà, y penser, c'est déjà décloisonner nos frontières mentales.
Merci beaucoup, Madame Weixler. C'est vrai qu'on pourrait certainement passer encore des heures à vraiment vous écouter et vraiment réfléchir à cet enseignement professionnel. Donc, vraiment, nous vous remercions infiniment, Frédérique Weixler, d'avoir accepté notre invitation. Et puis donc, juste quelques mots pour nos internautes pour vous dire que votre conférence sera à disposition en rediffusion sur notre site. Et puis nous, nous pourrons nous retrouver mercredi 15 novembre à 14 heures. Nous recevrons monsieur François Dubet, professeur émérite de l'Université de Bordeaux, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris. Et sa conférence s'intitulera "Massification, la fin d'un cycle". Merci à toutes et à tous et au plaisir de vous retrouver très vite. Merci. Au revoir.