Transcription
Bonjour. Merci de m'avoir invité. Je vais essayer de raconter une histoire qui est celle de la massification scolaire pour essayer de dire que nous sommes au bout, à mon avis, de ce cycle. C'est une hypothèse qui pourra être discutée, mais je crois que pendant 60 ans, la massification scolaire a été le cœur des politiques scolaires en France et ailleurs. Et je pense qu'en France et ailleurs, aujourd'hui, on a le sentiment que cette histoire doit changer d'orientation, que ça ne peut plus continuer sur la même trajectoire.
Il faut rappeler d'abord ce qu'est l'histoire de la massification, car vous savez que le monde scolaire est un monde rempli de nostalgie. Et on imagine souvent que l'école républicaine d'autrefois était une école extraordinaire, ce qui était vrai à bien des égards. Mais il faut rappeler que c'était l'école des destins sociaux.
Jusqu'aux années 60, pour l'essentiel, la naissance déterminait le parcours scolaire. Les filles faisaient des études de filles, les ouvriers des études d'ouvriers, les paysans des études de paysans et les petits-bourgeois des études de petits-bourgeois. C'était ça qui déterminait les parcours scolaires, bien plus que les performances scolaires d'ailleurs des élèves, même si certains pouvaient échapper à ces destins. Mais c'était quand même ça le cœur du système.
Tout change à partir des années 60, quand on ouvre les portes du collège, puis les portes du lycée, puis les portes de l'enseignement supérieur. Je rappelle les chiffres que chacun connaît : la France des années 50 a 5 % de bacheliers, c'est-à-dire un peu moins que le pourcentage d'élèves en classe préparatoire aujourd'hui. On est passé à 80 %. Le taux d'étudiants est de l'ordre de 10 % à la fin des années 60. Aujourd'hui, il a dépassé les 50 %, donc on n'est plus du tout dans le même univers, les chiffres ont explosé. Et on a eu une première expérience de la massification qui compte aujourd'hui, qui a été ce qu'on pourrait appeler la massification heureuse. C'est-à-dire on entre-ouvre les portes du lycée, le taux de bacheliers est de l'ordre de 15 % en 1965, 20 % en 1968. Et en même temps, le nombre d'emplois qualifiés explosant lui aussi beaucoup plus fortement que celui des diplômes, au fond, on est rentré dans cette espèce de conviction que plus les gens sont diplômés, plus ils vont gagner d'argent, plus ils vont se placer. Les diplômes sont très rentables. Et d'une certaine manière, on a vécu une quinzaine d'années de massification heureuse. On ouvre les portes et tout le monde gagne, d'une certaine façon, dans ce système. Le niveau monte, la rentabilité des diplômes se renforce même. Les diplômes sont plus rentables qu'ils ne l'étaient avant. On a quand même toujours cette image-là.
J'ai été invité il y a quelques jours à évoquer un thème très, très présent dans l'imaginaire, celui de l'ascenseur social. Effectivement, ça a marché. L'ascenseur est monté pendant une vingtaine d'années. Cette massification reposait aussi sur trois promesses qui apparaissent peu contestables et qui cependant ne fonctionnent pas tant que ça. C'est d'abord la promesse de justice sociale. On va ouvrir les portes et donc on va rentrer dans l'égalité des chances. Ceux qui étaient exclus vont rentrer à l'école. Et aujourd'hui, un enfant d'ouvrier qui a le baccalauréat n'est pas une exception, alors que dans les années 60, c'était encore une rareté statistique. Il y a aussi la croyance qui est encore plus forte que dans le capital humain, c'est-à-dire que les diplômes créent des gens plus qualifiés. Les gens plus qualifiés sont mieux payés et ils sont plus efficaces économiquement. Avec la massification, les individus gagnent et la société gagne. C'est Lisbonne, ce sont ces formules désuètes aujourd'hui, "on n'a pas de pétrole mais on a des idées". Tout le monde va gagner dans cette affaire et ça va enrichir la société.
La troisième promesse est une promesse plus démocratique qui consiste à dire que les gens plus scolarisés plus longtemps adhèrent plus aux valeurs démocratiques. Ils sont plus tolérants, plus ouverts, plus ouverts au monde, moins engoncés dans les traditions. Ce sont des citoyens plus actifs, plus critiques, etc. Ces trois promesses ont été extrêmement fortes. Et on y tient toujours à ces promesses. Il ne s'agit pas de les mettre en cause, mais ça ne s'est pas exactement passé de la manière dont on l'imagine. À partir des années 80-90, on va commencer à avoir des problèmes qui se posent. Ce qui est peut-être un problème français très particulier, c'est celui d'avoir voulu massifier l'école sans vraiment la transformer. Au fond, on a longtemps eu cette idée que l'école de masse, c'est l'école d'avant en plus grand. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. On ne change rien mais on ouvre simplement les portes.
Je prends l'exemple assez banal du collège. Le collège, c'était l'héritier de l'école élémentaire puisque tout le monde va au collège. Ça, c'était la première affirmation, c'est bien. La seconde, c'est que le collège, ça reste le premier cycle du "lycée bourgeois". D'emblée, le collège a été mis dans une contradiction dont il n'est en réalité toujours pas sorti. C'est à la fois l'école commune, c'est à la fois l'école qui fait le tri. On a des filières, on a des classes à niveau. D'emblée, on a eu des grandes difficultés. Et ces difficultés ont été très fortement externalisées sur les enseignants. On a dit aux enseignants "faites la même chose que naguère, mais avec des élèves qui n'ont pas de niveau, qui sont hétérogènes".
L'école d'autrefois n'avait pas grand chose à faire avec la jeunesse et l'adolescence. Aujourd'hui, la jeunesse et l'adolescence sont massivement entrées dans l'école. Et évidemment, ça change complètement le métier. Les hiérarchies scolaires n'ont pas tellement bougé. On continue à trier en fonction des mathématiques, des disciplines rares, etc. Avec un système qui est à la fois ouvert et un système dans lequel, j'ai envie de dire, le vieil élitisme commande. Ce que je dis est très caricatural, mais les programmes sont faits pour l'élève qui fera une classe préparatoire et une grande école. C'est comme ça qu'ils sont faits. Évidemment, tous les enseignants vous disent, s'ils n'enseignent pas dans un grand lycée parisien, ces programmes n'ont pas grand-chose à voir avec les élèves que j'ai en face de moi, qui ne feront pas ces formations. D'une certaine façon, on n'a pas véritablement accepté l'idée que la massification changeait l'école. Alors, on a multiplié les réformes. Tout le monde le sait. D'ailleurs, les enseignants sont épuisés par ces réformes qui se multiplient et qui, d'une certaine manière, ne changent jamais grand-chose. Il y a quelque chose d'un peu déprimant de voir qu'on réforme sans cesse — regardez, les réformes du bac n'en finissent pas — et au fond, on est à peu près toujours devant les mêmes problèmes. On a multiplié les dispositifs. Puisque quand on ne peut pas changer le cœur du système, on crée les dispositifs à côté. Et d'une certaine façon, il y a quelque chose qui s'est passé, qui est l'ouverture de l'école et peut-être une forme de renoncement politique à prendre acte des transformations de l'école.
Alors, qu'est-ce qui a changé ? Je vais le dire très rapidement. La première chose qui a changé, évidemment, c'est le mode de production des inégalités. Quand vous êtes dans le monde des années 50-60, vous êtes dans le monde du Bourdieu, d'une certaine façon. Les héritiers font des études, les autres n'en font pas, et quelques boursiers font des études. C'est la naissance qui commande les parcours scolaires comme des destins sociaux. Et très paradoxalement, d'ailleurs, l'école est peu contestée. C'est une école de classe, pour parler comme ça, mais qui n'est pas véritablement critiquée comme telle. Avec la massification, on va se heurter à un changement de nature de la production des inégalités. C'est que les inégalités sont moins des destins sociaux que des parcours individuels. C'est-à-dire que chacun rentre a priori à égalité dans le système, et ensuite les parcours vont se produire par l'agrégation de petites inégalités. Vous avez un peu moins de vocabulaire, vous allez dans une école un peu moins performante, vous faites des filières un peu moins prestigieuses, vous avez un peu moins d'ambition, etc. Et à la fin, vous basculez d'un côté. Vos parents vous soutiennent, vous allez dans un établissement public ou privé plus prestigieux, vous avez des loisirs, etc. C'est chaque fois des petites inégalités, et à la fin, vous allez dans une grande école. Donc ça, c'est un changement considérable parce que l'expérience des élèves n'est plus celle d'un destin social qui vous domine, mais celle d'un parcours dont vous êtes plus ou moins responsable. Donc ça, c'est un changement considérable. Les élèves mettent en jeu leurs valeurs en permanence dans ce système, avec évidemment, au bout du compte, une formidable déception.
Bien des travaux montrent que, malgré la multiplication par 8 du nombre de bacheliers, les élèves des grandes écoles sont à peu près les mêmes que naguère. Les élèves qui vont dans les formations professionnelles les moins valorisées sont à peu près les mêmes que naguère, sauf que c'est au terme d'un parcours individuel qu'ils sont allés là-dessus, plus que par un destin social.
Le deuxième changement que ça implique, c'est que là où les familles faisaient confiance au fond, ou pas confiance, mais en tout cas, les familles s'appuyaient sur ce qu'on appelle leur capital social, leur capital culturelle, etc., aujourd'hui on a des familles qui ont parfaitement compris que le destin social de leurs enfants étant déterminé par le niveau scolaire qu'ils auraient à 15 ou 16 ans, les familles ont parfaitement compris qu'elles ont intérêt à faire du coaching avec leurs enfants. C'est-à-dire qu'au fond, les bons parents sont ceux qui font tout pour optimiser la performance scolaire de leurs enfants et qui vont faire à peu près tout pour qu'ils aient les meilleures formations, les meilleurs loisirs, les meilleures filières, les meilleurs profs, le privé, le public, etc. Parce que plus l'école est une école de masse, plus l'emprise des diplômes sur les destins des individus est forte et plus la valeur du diplôme, on le sait tous, est une valeur relative. Et peu importe la valeur intrinsèque de mon diplôme, ce qui compte, c'est sa valeur relative dans le système de tri. On a, au fond, aujourd'hui une société qui préfère les inégalités scolaires tout en affirmant, évidemment, que l'égalité serait mieux.
La troisième chose qui a changé, c'est que les inégalités qui se jouaient naguère entre ceux qui font des études et ceux qui n'en font pas, pour dire les choses très simplement, se jouent maintenant à l'intérieur du système. Ce n'est pas est-ce que j'ai le bac ou est-ce que je ne l'ai pas, mais lequel, quelles options, quelles mentions, etc. Quand vous regardez le monde que vous connaissez mille fois mieux que moi de l'offre scolaire, c'est un monde qui ne cesse d'être hiérarchisé, qui ne cesse d'être extrêmement compliqué. Je suis défini par mon niveau d'études, bac+3, bac+4, bac+5, mais surtout par la filière dans laquelle je suis rentré, par l'école dans laquelle je suis passé. Là où vous aviez un système lisible, à peu près lisible en tout cas, vous êtes dans un système de plus en plus compliqué. Et je dois dire qu'étant retraité depuis quelques années, j'ai beaucoup de mal à suivre les évolutions de l'offre de formation dans l'enseignement supérieur, la multiplication des masters, des doubles licences, des systèmes divers qui font que, d'une certaine façon, les inégalités se jouent à l'intérieur complètement du système. Donc il y a quand même une déception là-dessus, c'est qu'on le sait tous, du côté de l'égalité d'accès, la massification a été un succès et un succès qu'il ne faut pas contester. Je veux dire qu'une société qui produit 80 % de bacheliers est une société plus éduquée, plus instruite qu'une société qui produisait 50 % de titulaires du certificat d'études primaires, ce qui était le cas dans les années 50. Mais en même temps, cette égalité d'accès n'a pas du tout entraîné, en tout cas de manière automatique, une égalité des chances d'accéder aux diverses positions sociales. Et donc, l'essentiel de la rhétorique sociologique et militante, c'est de dénoncer sans cesse la distance qu'il y a entre le rêve de l'égalité des chances et la réalité des pratiques, etc. Ça, c'est la première déception. Dire "l'ouverture de l'école, c'est la justice sociale", aujourd'hui plus personne n'y croit véritablement. Il y a même au contraire une formidable critique de l'école, qui est à mon avis souvent excessive d'ailleurs, une critique de l'école, mais une critique qui se mesure à l'égard de la promesse. La promesse, c'est que tout le monde pourra réussir en fonction de son mérite. Et en réalité, au fil des parcours, par ce jeu d'agrégation de petites inégalités, au bout du compte, c'est pareil. Sans compter que les acteurs, je le répète, ont des stratégies. Si l'option que j'avais choisie ne fait plus la différence, j'irai en choisir une autre qui fait la différence. Je vous donne un exemple ridicule. Si l'allemand ne fait plus la différence, on fera du chinois. Ce n'est pas tellement un intérêt intellectuel pour l'allemand et le chinois qui va déterminer ce choix, c'est la composition de la classe, la nature du d'établissement, qui fera ce choix. Ça, c'est une première déception. C'est que la promesse de justice, non seulement n'a pas été vraiment tenue, mais comme cette promesse est devenue une sorte d'obligation morale, il faut, on a le devoir de vouloir faire des études — les familles qui n'ont pas d'ambition sont presque stigmatisées, il faut, on a le devoir, on n'a pas seulement le droit de réussir, mais le devoir de réussir —, il y a cette amertume, cette déception et on le voit de mille manières et quelquefois de manière un peu violente, quand les établissements scolaires dans des quartiers les plus difficiles sont attaqués, brûlés, etc.
La deuxième déception c'est la déception relative à l'utilité des diplômes. On est parti de cette idée, j'ai évoqué la massification heureuse, disant "c'est très simple, plus les gens sont diplômés, plus ils gagnent d'argent et plus ils sont efficaces, plus ils sont créatifs, plus ils sont productifs, donc c'est bon pour eux et c'est bon pour la société". Plus on a de diplômes, plus les individus diplômés sont riches et plus la société prospère. Il y a quelque chose de cet ordre, qui est une croyance d'ailleurs à laquelle les économistes sont toujours souvent assez accrochés, ça me frappe.
Dans les années de ce que j'appelle la croissance heureuse, ces promesses-là ont été tenues. Aujourd'hui, quand on regarde le rapport entre les diplômes et l'emploi, votre métier même, c'est de mesurer que ce rêve qu'on appelait adéquationniste ne fonctionne pas aussi bien qu'on l'avait imaginé. Il fonctionne évidemment dans les filières les plus sélectives où les diplômes fonctionnent comme des sortes de rentes. C'est très difficile d'y accéder, mais une fois qu'on a le diplôme, on a à peu près les emplois qui correspondent. Aujourd'hui, c'est une promesse qui fonctionne aussi assez efficacement, un peu plus efficacement vers les formations professionnelles finalisées courtes. Et je me réjouis personnellement d'assister à cette revanche des formations professionnelles courtes. Mais on voit bien que pour beaucoup d'étudiants, au milieu de cette offre, il y a un relâchement du lien entre le diplôme et l'emploi. Il y a un relâchement du lien pour deux raisons. D'abord, parce que le nombre de diplômés et les emplois ne sont pas à la même échelle. Et puis, parce que la nature des compétences académiques et des compétences professionnelles ne sont pas véritablement accordées. Ce qui fait que beaucoup de sociologues et d'économistes disent au fond ce qui joue dans le diplôme, ce qui joue dans le diplôme, c'est plus la fonction de filtre que la fonction de compétence. D'une certaine manière, le diplôme définit un niveau, mais il ne définit pas des compétences. Et vous savez mieux que moi qu'il y a une distance croissante entre les compétences académiques et les soft skills, c'est-à-dire les compétences humaines, professionnelles, la capacité de faire des projets, de parler avec d'autres, etc. Le lien est à la fois très fort en haut, assez bon en bas, mais au milieu du système, c'est un lien qui se relâche et qui crée quelque chose qui est socialement aujourd'hui très pénible, un sentiment continu de déclassement. Au fond, pour les nouvelles générations, il a fallu monter dans les hiérarchies scolaires, avoir des investissements de plus en plus longs, pour avoir des bénéfices sociaux de plus en plus incertains, avec des temps de reconversion.
Je m'étais occupé de la thèse d'un de mes étudiants très brillants, qui s'appelle Romain Delès, et qui a étudié les quelques années durant lesquelles un étudiant qui a une licence de Lettres va transformer sa licence de Lettres en une activité professionnelle qui n'a à peu près aucun lien avec une licence de Lettres. Le lien s'est relâché avec un sentiment de déclassement. Et bien évidemment, la dimension la plus tragique de la trahison de cette promesse d'adéquation entre le diplôme et l'emploi, c'est évidemment que les gens qui n'ont pas de diplôme sont pénalisés parce que, d'une certaine façon, l'absence de diplôme signifie que vous n'avez à peu près aucune valeur, aucune compétence, aucun mérite. Je me souviens avoir interrogé une fois un patron de supermarché, je lui ai demandé comment il recrutait. Il m'a dit "je recrute en fonction du diplôme, non pas parce que le diplôme me donne les compétences professionnelles du candidat, mais il signifie qu'au moins il a été assez constant pour faire des études et se lever le matin pour aller en cours". C'est tout ce que le diplôme m'indique. Et celui qui n'a pas fait ça, ça prouve qu'il a un problème d'une certaine façon.
Évidemment, le diplôme paye, mais ça dépend lesquels, et le bénéfice n'est que relatif. Je ne vais pas vous parler très longuement de savoir si une population diplômée est économiquement plus efficace qu'une population peu diplômée. En tout cas, il y a un débat là-dessus parce qu'on se rend compte que ce qui compte évidemment, mais vous le savez là aussi tellement mieux que moi, dans l'activité économique, dans l'activité professionnelle, c'est le métier, c'est ce qu'on fait, ce sont les compétences qu'on met en œuvre, et ce n'est pas directement le niveau académique. Je signale d'ailleurs qu'aujourd'hui, près de 20 % des ouvriers sont bacheliers, alors que c'était 0 % il y a 30 ans, et que dans la plupart des cas, ça n'a pas enrichi le travail ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'y a pas eu de transfert des compétences académiques vers l'enrichissement professionnel. Et que la plupart des employés qui ont bac+, d'une certaine façon, ont un métier qui s'est très largement taylorisé et appauvri par rapport à ce qu'il était. Donc, ce lien est un problème.
Le dernier point, la dernière déception au fond, c'est qu'on a longtemps pensé que plus la population était diplômée, plus elle serait démocrate, plus elle adhérerait aux valeurs de la République, à l'universalisme, à la tolérance, plus elle serait libérale au sens anglo-saxon. Je le signale d'ailleurs, la France est à ma connaissance le seul pays dans lequel le mot "libéral" est une insulte. Dans tous les pays sous-développés qui nous entourent, si vous dites "je suis libéral", ça ne veut pas dire que vous êtes un supporter obstiné du capitalisme, ça veut dire que vous êtes de gauche, sympathique, que vous êtes solidaire, etc. Donc, on a pensé ça. Il est vrai que les gens les plus diplômés adhèrent plus à ces valeurs que les gens qui sont moins diplômés. Mais il y a quand même une remarque qu'il faut faire. C'est que l'adhésion à ces valeurs est de plus en plus longue à obtenir. Ce n'est pas au niveau bac, c'est au niveau bac+3 qu'il y a une sorte de basculement idéologique. Tout se passe comme si l'école avait de plus en plus d'emprise et de moins en moins d'influence éducative. C'est comme si les valeurs que transmet l'école avaient de plus en plus de mal à entrer dans la tête des élèves. Je ne sais pas si je me fais comprendre.
Par exemple, on a vu des enquêtes avec mon amie Marie Duru montrant que la croyance dans les fake news commençait à baisser à bac+3. Donc, on va quand même à l'école jusqu'à 21 ans tout en pensant que la terre est plate, sans que ça bouge. Il faut quand même aller très loin. On a plein d'explications, évidemment. Le fait que l'école n'ait plus du tout le monopole de la transmission culturelle. On a bien des explications au fait que l'école est aujourd'hui le monde de l'adolescence et de la jeunesse qui résiste plutôt à l'emprise scolaire. Mais il n'empêche que plus personne aujourd'hui ne dirait "il suffit de scolariser plus longtemps pour avoir une société plus démocratique, plus généreuse, plus solidaire et plus ouverte". Après tout, l'expérience banale nous montre que les Américains ont Trump, les Anglais ont eu le Brexit, les Scandinaves qui avaient toutes les vertus en ont de moins en moins, et que nous-mêmes ne sommes pas parfaitement exemplaires. Voilà, c'est quelque chose qu'on peut dire.
Au-delà de ça, je crois que ça pose un problème qui interroge la massification scolaire, c'est celui du fait qu'on a confié à l'école le monopole du tri des individus et de la définition de leurs mérites. Quand on y réfléchit, c'est quand même une révolution absolue de dire qu'on est dans des sociétés où une institution a le monopole du tri légitime des individus. C'est elle qui les classe, qui les range et qui les distribue dans la société, et c'est elle qui a le monopole de la définition de leurs valeurs. Le diplôme définit à la fois la position que je dois occuper et le mérite que j'ai acquis. Il n'y a pas à contester ça, en principe. Mais ce qui pose évidemment un problème, c'est ce monopole. C'est ce monopole qui fait que, d'une certaine façon, des formes de mérite que l'on trouvera extraordinairement utiles dans la vie sociale ne sont pas sanctionnées par les diplômes, ne sont pas reconnues dans la vie sociale. Pas de diplôme, pas de sécurité, pas de salaire, même si le métier est très utile. Donc ça, c'est quand même un formidable problème.
Et il y a des conséquences politiques sur lesquelles on commence à beaucoup s'interroger. Je pense à une très bonne page qu'avait écrite Thomas Piketty dans un livre qui s'appelle "Capital et idéologie", montrant comment le vote, qui jusqu'aux années 80, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, etc., est grosso modo un vote de classe, les travailleurs et la petite bourgeoisie d'État votent plutôt à gauche et les autres votent plutôt à droite, est remplacé par le clivage vainqueur-vaincu du tri scolaire.
Les vainqueurs votent pour les partis libéraux, ouverts, sans prise, etc. Et les anciens votes de classe ont basculé vers l'absence de vote ou vers des votes de ressentiment, de populisme, de rejet des élites, etc. Le tri scolaire a une importance considérable, pas seulement parce qu'il détermine la vie des individus, mais parce que ce tri, d'une certaine façon, restructure la vie sociale autour d'un clivage vainqueur-vaincu du tri scolaire. Ce qui fait que, quand on y réfléchit, l'égalité des chances, on en est loin, l'efficacité automatique des formations est de plus en plus problématique et les vertus démocratiques de la massification ne sont pas franchement acquises. Qui oserait dire, aujourd'hui, que grâce à la massification scolaire, les démocraties se portent mieux que ce qu'elles se portaient il y a 40 ans, quand le nombre de bacheliers était inférieur à la moitié ? Donc, on est, je crois, aujourd'hui devant un problème. Il ne s'agit évidemment pas, j'espère que vous le comprenez, de dire "c'était mieux avant, revenons avant", toute cette rhétorique qu'on voit sans cesse fleurir à chaque campagne électorale, où on a la nostalgie du lycée d'autrefois, de l'instituteur d'autrefois, des uniformes et des je-ne-sais-quoi, évidemment, tout ça est absurde. Mais je crois aussi que l'idée selon laquelle on a fonctionné, qui dit "puisque ça ne marche pas, il faut en faire plus", est aussi une idée qui commence à devenir très fragile. C'est-à-dire que pendant des décennies, on a dit "on a des problèmes en massifiant, mais si on massifie plus, si on met plus de moyens, si on allonge encore les études, si on augmente le taux de bacheliers, si on augmente le taux d'étudiants, on en sortira". Évidemment, on n'en sort pas, puisqu'on accroît au fond les contradictions, ou les apories, si vous voulez, du système. C'est-à-dire que les effets qu'on n'avait pas anticipés se déplacent et se reproduisent. Je veux dire qu'on sélectionnait à 12 ans, puis à 16 ans, puis à 18 ans, maintenant on le fait à 21 ans, mais à la fin, ça finit par arriver, par se produire avec des effets souvent humainement de plus en plus pénibles.
Ce qui fait que mon sentiment, mais qui repose sur quelques analyses et sur quelques observations étrangères, montre qu'aujourd'hui, cette phase qui a été ouverte au début des années 1960 à peu près partout, très fortement en France, très fortement aux États-Unis, plus tardivement en Allemagne, etc., cette phase est en train d'être interrogée, de la même manière dont nous nous sommes rendus compte que le développement industriel était formidable et puis qu'à un moment donné, il ne crée plus de problèmes qu'il n'en résout. Je ne sais pas si ma comparaison est nette. À un moment donné, vous dites que ça appauvrit le travail, ça pollue, ça détruit la nature, ça crée des bouchons.
Je prends un exemple qui est très amusant. Plus on veut se déplacer, plus on a de voitures et moins on roule vite parce qu'il y a de plus en plus de monde sur les routes. On est dans quelque chose de cet ordre, je crois, avec la massification scolaire qui fait qu'il faudrait sortir souvent de ce réflexe qui consiste à dire "puisque ça ne marche pas, il faut en faire un peu plus". C'est un peu comme si on disait "le pétrole a des effets négatifs sur l'oxyde de carbone, mais si on avait un peu plus de pétrole, ça finirait par s'arranger." Il y a, de mon point de vue, quelque chose de cet ordre et je le dis de manière volontairement provocatrice. Je crois que ce qui est en cause, en réalité, aujourd'hui, c'est l'emprise scolaire. C'est le fait que nous ayons confié à une institution qui a plein de vertus, dont les enseignants sont formidables, etc., le monopole du tri est le monopole de la définition du mérite. Ça, vous le savez mieux que moi, mais d'une certaine manière, le mérite académique devient tout le mérite. Il devient tout le mérite puisqu'il va définir le niveau de diplôme, qu'il définit le niveau d'emploi, la place dans les conventions collectives, etc. Ce qui fait que d'autres formes de mérite, dont on admet tous qu'elles sont parfaitement indispensables, utiles, nécessaires, pas besoin d'avoir un confinement pour se rendre compte que les routiers, les éboueurs, les caissières sont quand même des gens indispensables à la vie de tous. Le problème, c'est que quand le confinement s'arrête, on l'oublie très vite. Mais pour découvrir quand même qu'il y a d'autres formes de qualité, d'autres formes de mérite qui mériteraient d'être prises en compte. Je crois qu'aujourd'hui, le problème qui est en cause, ce n'est pas d'avoir moins d'éducation, mais c'est peut-être d'avoir moins d'emprise scolaire pour avoir plus d'éducation. Voilà le paradoxe que je développerai, et qui pourrait rappeler aux plus anciens d'entre nous les lectures d'Ivan Illich d'il y a 50 ans. C'est-à-dire qu'à un moment donné, il faudrait diversifier les formes de mérite et redonner à l'école un rôle éducatif, qu'elle est en train de perdre en réalité parce que sa fonction de tri est une fonction dominante. Quand on demande aux élèves pourquoi ils vont à l'école, c'est pour avoir du boulot à la sortie, c'est pour se placer, etc. Et ça devient de plus en plus compliqué.
Qu'est-ce qu'il faudrait faire là-dessus ? Évidemment, vous imaginez bien à quel point il est difficile de dire "il n'y a qu'à", "il faut". D'autant plus que la France est un pays dont l'imaginaire scolaire est extraordinairement fort. Quand vous regardez la France du dehors, on est toujours frappé de voir que la société française est une société qui attend de l'école qu'elle règle la plupart des problèmes. Je veux dire, nous avons un problème de racisme, que fait l'école ? On a un problème d'obésité des enfants, que fait l'école ? On a un problème de misogynie, que fait l'école ? On a un problème d'ignorance écologique, que fait l'école ? On attend toujours de l'école qu'elle nous sauve, d'une certaine façon. Donc dire, ce qui est un peu ma position, "il faut moins d'écoles et une école qui éduque plus", ce n'est pas facile à faire entendre parce que ça heurte cette espèce de réflexe. Moi, je crois qu'il y a trois choses à faire. Mais évidemment, ce sont des choses sur la très longue durée. Ce ne sont pas des choses qui se décrètent rue de Grenelle, qui s'appliqueraient. Je crois que la première chose que nous avons à faire, c'est de construire une école commune. C'est-à-dire de dire, l'égalité des chances, c'est très bien, mais l'égalité des chances est un principe extrêmement cruel parce qu'au fond, les vainqueurs méritent leur victoire et les vaincus méritent leur défaite. Et une société juste, c'est une société qui garantit aux vaincus le meilleur des sorts possibles. Pour ceux qui s'intéressent à la philosophie politique, c'est le raisonnement de Rawls qui dit "l'égalité des chances, ça va, si le sort des défavorisés est le meilleur possible, si le sort des vaincus est le meilleur possible". Autrement, c'est du darwinisme social, c'est insupportable. Or là, nous avons un vrai problème. Nous avons un vrai problème quand on constate aujourd'hui et les dernières enquêtes sur les élèves de quatrième le démontrent encore une fois, grosso modo, entre un élève sur trois et un élève sur quatre, qui aura le bac et qui fera des études, statistiquement a des difficultés pour lire, pour écrire et pour compter. Donc, on a là un problème. Et un problème, à mon avis, beaucoup plus grave que celui du nombre d'enfants de classe populaire à l'ENA. Si je peux me permettre cette allusion à une école qui n'existe plus. Donc ça, je crois que c'est un véritable problème. Et évidemment, vous voyez bien à quel point c'est un changement, de dire la priorité de l'école jusqu'à 16 ans, ce n'est pas de faire le programme, c'est de définir le curriculum qui fait que tous les élèves, que les plus faibles des élèves auront ce à quoi il a droit. Le socle commun, aujourd'hui, c'est un truc au rabais par rapport au programme. Il faut se poser la question, je vais être très nostalgique, que se posait Jules Ferry — Jules Ferry n'était pas le seul —, qu'est-ce que doit savoir et savoir faire tout citoyen pour avoir une vie normale ? C'est très étrange, quand vous posez cette question, on vous accuse en général de manquer d'ambition. Parce qu'évidemment, on n'attend pas de tout citoyen qu'il soit mathématicien, mais on attend par exemple qu'il sache calculer un taux d'intérêt sur 20 ans. Ce que personne ne sait faire. Parce que ça, ça serait utile. Je ne sais pas si ce que je dis est perceptible. Donc, il faut redéfinir ça, ce qui suppose évidemment de redéfinir les métiers d'enseignants, de redéfinir les établissements scolaires, de dire "oui, l'école a une emprise, mais une école vertueuse est celle qui garantit à tous ce à quoi il a droit". Je ne sais pas si… Alors que la logique de la massification est une logique du tri continu. On a des enquêtes aujourd'hui qui montrent que les premières amorces de tri vont se faire en grande section, maternelle. Puisqu'il y a ceux qui savent lire en rentrant au CP, ceux qui ne savent pas lire en rentrant au CP, et que ça commence comme ça. Ça, c'est une première chose. Évidemment, c'est un projet qui prendrait beaucoup à rebrousse-poil toutes les catégories sociales et tous les individus qui espèrent gagner le match de la massification, qui disent "vous allez baisser mon niveau", etc. Mais il y a quand même là un enjeu tout à fait considérable. La deuxième politique, c'est de dire que le mérite académique n'est pas le seul mérite. Être bon en atelier, en travail manuel, ce n'est pas inférieur à être bon en maths. Ce qu'on sait faire n'est pas inférieur à ce qu'on sait résoudre de manière abstraite. Or, l'ordre des hiérarchies scolaires est un ordre académique, par définition. Vous imaginez à quel point ça sera difficile de dire que la techno, ça vaut autant que les maths, dans le monde scolaire où nous vivons. Mais je crois que c'est absolument indispensable d'entrer dans une école où les élèves fassent quelque chose. La grande faiblesse des systèmes de masse, c'est que les élèves ne travaillant que pour la sélection sont pris dans un régime de travail qui consiste à apprendre pour restituer, pour être noté, pour être évalué, pour passer l'étape supérieure. On pourrait parfaitement imaginer de dire, non, il y a des talents multiples. Moi, j'aime beaucoup la métaphore du sport. Ce que j'aime dans le sport, c'est qu'il y a des sports faits pour les grands maigres, les petits gros, ceux qui courent vite, ceux qui courent longtemps. Imaginez que l'on ait comme modèle du sport que le sprinter. La plupart d'entre nous sont nuls. Vous comprenez ? Mais vous avez des sports, et après tout, pourquoi pas… Donc, diversifier les épreuves, ce qui est une deuxième révolution, bien évidemment. Mais je crois qu'elle est indispensable, autrement l'école s'enfoncera dans cette espèce de tri et dans le ressentiment qu'il entraîne, puisque les vaincus de ce tri en veulent à l'école, à ses valeurs, etc. La troisième chose qui me paraît indispensable et qui, en France, est très mal perçue, c'est de dire qu'il n'est peut-être pas indispensable que les enseignants, que l'enseignement ait le monopole de la formation. Évidemment, quand vous dites ça en France, vous apparaissez comme un libéral fou qui dit "je vais confier aux entreprises la formation", ce qu'on fait par ailleurs. Mais je crois qu'il faut multiplier les opportunités d'apprendre. Il y a des genres de métiers, il y a des associations, il y a des syndicats, il y a des fédérations professionnelles, il y a des entreprises. Rien n'empêche d'avoir le regard sur ce qui se fait là-dedans. Mais l'idée que toute formation doit revenir dans un cadre académique est une idée qui étouffe l'école. L'école, je dirais, n'en peut plus. Et là-dessus, c'est un thème un peu Illich, oui, il faut que l'école s'allège de son fardeau et que la formation se dispatche. D'ailleurs, on a plein d'exemples. Aujourd'hui, traditionnellement, vous le savez encore nettement mieux que moi, on avait créé l'apprentissage et l'alternance pour les élèves les moins favorisés. Et on constate que c'est les étudiants les meilleurs qui ramassent la mise parce que personne n'est idiot. Tout le monde a bien compris que la formation est là, plus pertinente, plus efficace, etc. Donc, je crois qu'il faut accepter de dire que l'école n'a pas le (mou). L'école doit faire son job, mais on n'a pas à scolariser la société. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Pour le dire d'une autre manière, si l'on reconnaît qu'il y a plusieurs formes de mérite et d'excellence, on aura des inégalités, mais elles seront moins injustes que celles d'une société dans laquelle il n'y a qu'une forme de mérite et d'excellence. Si vous multipliez les manières d'être bon, vous êtes moins injustes que s'il n'y a qu'une seule manière d'être bon. Et puis, la dernière chose vers laquelle il faut s'orienter, mais je sais que ce sont des choses qui sont très anciennes et auxquelles vous tenez beaucoup probablement, c'est l'idée que la rigueur du calendrier scolaire n'est pas tenable. Ce système qui reste le système dominant, je sais bien que formellement ça peut être autre chose, qui consiste à vous dire "vous allez à l'école et à la fin de vos études, c'est fini, en réalité vous n'y reviendrez pas"… Quand on voit aujourd'hui la formation en cours d'emploi, la formation permanente, etc., ça reste une affaire de gens très diplômés, très majoritairement. Et le réflexe qu'ont beaucoup de pays autour de nous, qui consiste à dire aux gens "tu vas à l'école jusqu'à 16 ans et tu as un crédit qui fait que tu reviendras faire des études, des formations en fonction de tes besoins, des opportunités ou de tes désirs", en France ça ne passe toujours pas. En France, imaginez un élève qui dirait "je passe le bac, j'ai une dimension très bien, je veux faire le tour du monde, je reviens deux ans après, je veux faire une classe prépa". On considère qu'il est fou. Une classe prépa, ça se fait dans la foulée, ça ne se fait pas… Imaginez que quelqu'un dise, la question commence à se poser, "j'ai été infirmière pendant dix ans, j'ai acquis beaucoup de compétences, j'ai formé beaucoup d'internes en médecine — ce qui est le cas des infirmières —, je voudrais reprendre des années de médecine, je suis dans une faculté de médecine", la tendance reste encore de lui dire, c'est possible, mais il faut se taper le concours de première année de médecine, dans lequel vous n'avez aucune chance. Alors que tout le monde admet que vous avez des compétences formidables pour faire de la médecine, dans un certain contexte. Je crois qu'il faut ouvrir le jeu, parce que ce mode d'emprise scolaire est en train de se retourner contre nous. Et d'une certaine manière, on a une école qui est, je ne dirais pas de moins en moins injuste, mais de plus en plus loin des principes de justice qu'elle annonce, dont l'efficacité est souvent très négative, c'est-à-dire qu'on s'en sort, mais à condition d'être excellent ou à condition de trouver des créneaux, et puis une école dont la fonction démocratique est loin d'être établie. Tout ça évidemment se joue sur des perspectives historiques. Je pense qu'on est sortis de cette idée qui nous a servi de support pendant au moins 50 ans, cette idée selon laquelle on massifie, on ouvre, on allonge les études et ça sert de politique scolaire. Je crois qu'aujourd'hui, c'est une idée non seulement qui n'est plus tenable, mais qui commence à avoir des effets si négatifs que si on la maintenait, on aurait encore plus de problèmes que nous en avons. Je m'arrête exactement à l'heure prévue. Dans cette situation très étrange, j'ai eu l'impression de parler à moi-même, ce qui est un peu bizarre.
Merci beaucoup, Monsieur Dubet, pour cette intervention. Nous allons pouvoir à présent passer au temps d'échange. Petit rappel pour nos internautes, je vous invite à poser vos questions dans le chat. Il s'agit de l'onglet Q&R en haut de votre écran. Nous allons donc passer à présent à la première question.
L'idée du lycée généraliste regroupant le lycée général, technologique et professionnel et proposant donc un tronc commun en connaissances générales, avec des spécialités à choisir, pourrait-elle favoriser l'égalité des chances ou au contraire, l'existence actuelle des trois lycées tente-t-elle de répondre à cette égalité des chances ?
Tout ça est très difficile. Je crois qu'en termes d'égalité des chances, on ne peut pas répondre. On ne peut pas répondre parce que l'égalité des chances est déterminée par le parcours scolaire initial, etc. En revanche, je crois qu'on gagnerait en termes de civisme, ce qui n'est pas rien. C'est-à-dire que je ne vois pas en quoi aujourd'hui, on séparerait des gens dans des établissements différents qui correspondent à des séparations sociales, etc. Je crois qu'on a intérêt, en tout cas pour la scolarité jusqu'au collège, j'en suis convaincu, il faut faire l'effort de faire que toutes les jeunesses se fréquentent à l'école. Évidemment, il y aura des matheux. Évidemment, il y aura des gens qui feront de l'informatique. Évidemment, il y aura des gens qui feront de l'atelier. Évidemment, il y aura des choix de filles, des choix de garçons. Mais je trouve qu'une société qui fait que tous ces jeunes grandissent ensemble et des options, des manières de se séparer, etc., est une société meilleure que celle que j'ai connue, si je peux me permettre, où il y avait d'un côté le lycée professionnel, de l'autre côté le lycée bourgeois, et les uns avec des blouses et les autres avec des cravates, qui ne s'étaient jamais adressés à la parole et qui, en réalité, se haïssaient, se méprisaient, ce qui est plutôt le cas aujourd'hui. Je crois qu'il faut éduquer ensemble. Ça, j'en suis convaincu. Ça pose des problèmes auxquels les enseignants sont, à juste titre, très sensibles puisqu'ils disent que les élèves sont différents. Je vais donner un exemple, au collège par exemple, mais plutôt que de dire "j'ai un programme de maths très exigeant que la plupart des élèves ne parviennent pas à intégrer et de m'épuiser à faire du rattrapage", pourquoi pas dire "j'ai un programme de maths qui est celui que tout élève doit savoir" et de permettre aux bons en maths d'en faire plus ? Si on revient à la métaphore sportive, vous pouvez parfaitement dire "je souhaite que tout le monde fasse du sport". Mais s'il y a des champions, ça n'affaiblit pas le niveau des autres. Mais si vous dites "la norme, c'est d'être un champion", plus personne ne fait le sport. Vous comprenez ? La règle que nous devrions avoir, c'est de dire "la reconnaissance de l'excellence et du mérite ne doit pas fonctionner sur la dévalorisation obstinée et mécanique de (inaudible)". D'autant plus qu'aujourd'hui, je regarde les enquêtes, beaucoup de jeunes, et vous le savez mieux que moi, découvrent quelquefois qu'une formation scolaire peu prestigieuse vous donne un emploi, un revenu et une autonomie. À 21 ans, vous avez votre copain, votre copine et votre voiture, alors que le bon élève est toujours en train de se demander ce qu'il va faire quelques années après en n'étant pas du tout sûr que ça marche. D'une certaine manière, je crois qu'il faut éduquer ensemble le plus possible. Évidemment, pour l'école, c'est difficile parce que ça crée de l'hétérogénéité, des problèmes, etc., des tensions. Mais on a des écoles en France, vous le savez comme moi, qui fonctionnent quand même quasiment sur des modes d'apartheid. Vous n'ignorez pas les fameux indicateurs, les indices de position sociale, les IPS des établissements, c'est quand même quelque chose. Aux extrêmes, on est quand même dans des planètes qui n'ont plus rien à se dire. Donc, je suis plutôt favorable à ça.
Vous venez de parler justement des écoles en France. On va basculer un petit peu plus large, au niveau international. Existe-t-il des exemples de systèmes que vous trouvez plus vertueux à l'étranger ?
Je pense qu'il faudrait supprimer la Finlande. Parce que la Finlande a toutes les vertus, ce qui est extrêmement désagréable. Parce que c'est un petit pays très intégré, peu d'immigration, des hivers rigoureux qui favorisent la scolarité. Mais on peut quand même s'inspirer de ce modèle, notamment pour ce qui concerne la qualité de la formation des enseignants et leur efficacité. C'est quand même un facteur essentiel. Il y a des pays qui sont très efficaces, je pense à des pays asiatiques, Singapour en particulier, mais je ne suis pas certain qu'on aimerait que nos enfants soient élevés comme des enfants sous pression continue, style Singapour. Pour le reste, je crois que les pays aujourd'hui, ce qui caractérise les pays comparables, c'est qu'ils ont tous à peu près les mêmes problèmes. Pour prendre un pays que je connais un peu, qui est la Suède, qui est un pays qui avait à peu près toutes les vertus, la Suède est en train de devenir très inégalitaire, avec de gros clivages, les mêmes problèmes. Donc, faisons très, très attention. Il faut faire du benchmark international. Je trouve que c'est extraordinairement… Ça a été une révolution en France au milieu des années 95, la révolution PISA est considérable. Quand j'ai commencé à travailler sur l'école, pardonnez-moi de radoter, il allait de soi que nous avions la meilleure école du monde. Les Français ont la meilleure école du monde. Ça allait de soi. À partir de 1997-1998, on a commencé à avoir des doutes parce qu'on avait des enquêtes internationales. C'est très utile, mais l'idée de dire "on va faire comme les autres", ça me paraît à la fois une source d'inspiration, mais très difficile, parce que les cultures scolaires sont très profondément — c'est comme la cuisine —, c'est très profondément enraciné dans l'identité. Je vous ai passé hier une thèse qui comparait un lycée français et un lycée allemand. On est dans des mondes complètement différents. La manière de faire classe n'a rien à voir. D'ailleurs, les jeunes Allemands qui viennent en France considèrent que les élèves français ne font rien parce qu'il n'y a que le prof qui travaille. Parce qu'il parle et les élèves prennent des notes. Et les jeunes Français qui vont en Allemagne considèrent que les élèves allemands ne font rien parce que le prof ne leur demande rien de manière autoritaire. Tellement qu'on est dans des mondes différents. Faisons très attention à ne pas… Je ne crois pas que les transferts de technologie en matière éducative soient si efficaces que ça. En revanche, je pense qu'on gagnerait beaucoup à s'accorder au moins sur la nature de nos problèmes pour éviter ces réflexes un peu reptiliens, d'une certaine façon, qui consistent à dire "ça ne marche pas, revenons à hier" ou "ça ne marche pas, on continue et on en fait plus". Je pense qu'on ferait un grand progrès si on sortait de ces deux alternatives qui dominent, il faut bien le regretter, quand même, l'espace politique.
Vous venez d'évoquer la manière dont les Allemands et les Français faisaient cours. Comment est-ce qu'on pourrait accompagner les enseignants et les personnels de direction dans le changement de paradigme que vous évoquez ?
Je vais dire des banalités. Ce sont des banalités — ça me fait assez plaisir, je n'y suis pour rien —, qui commencent quand même à rentrer dans les mœurs. Si l'enseignement est un métier, ce que je crois, si c'est un métier extrêmement compliqué, ce que je crois, il faut que les enseignants soient recrutés et formés comme des professionnels. Je le dis de manière raide. Je crois que je dois choisir d'être enseignant comme je dois choisir d'être ingénieur, comme je dois choisir d'être médecin, c'est-à-dire après le bac, je rentre dans une école, j'apprends mon métier. Un médecin apprend son métier assez peu en cours et beaucoup à l'hôpital. Un ingénieur fait des cours de physique, mais il va beaucoup dans des ateliers et des usines. Je crois que le métier d'enseignant… Les Scandinaves font ça extrêmement bien. Vous avez un tiers du temps sur votre discipline, un tiers du temps sur la pédagogie, la didactique, et un tiers du temps dans des établissements. Si c'est un métier, ça doit s'apprendre comme un métier. Je signale d'ailleurs que ce sont les pays qui font ça qui ont le moins de difficultés pour recruter les enseignants. Quand on observe par ailleurs que dans beaucoup de pays qui payent bien les enseignants, nettement mieux qu'en France, on a les mêmes difficultés de recrutement qu'en France. Vraiment, ça a l'air tout bête de dire ça, mais si c'est un métier, un métier ça s'apprend.
La deuxième chose, qu'on sait tous, c'est qu'une grande partie de l'efficacité éducative de l'école repose sur l'établissement. Ça fait partie des lieux communs de la pensée pédagogique de dire qu'il faut des communautés éducatives. Évidemment qu'il faut des communautés éducatives, mais le système d'affectation des enseignants dans les établissements fait que la communauté éducative sera là si on a de la chance et ne sera pas là si on n'a pas de chance, fait que dans les établissements favorisés, vous avez des équipes stables et qui durent, et que dans les établissements défavorisés où les enseignants sont extrêmement actifs et dévoués, le taux de rotation est extraordinaire, vous n'avez aucune stabilité. Ce qui fait d'ailleurs que quand on a des bilans, des REP+, etc., c'est quand même assez décevant, ça n'a pas une efficacité formidable. Je crois qu'on doit choisir d'avoir des établissements, et je répète que ça n'est pas du libéralisme fou. La France est, à ma connaissance, le seul pays dans lequel c'est le ministère qui vous nomme dans un poste. Dans la plupart des pays normaux, si je peux me permettre, vous avez un titre professionnel et vous allez chercher un emploi dans un établissement avec une convention collective, etc. Mais nous tenons à ce décor jacobin tout en admettant que le collège chic du centre-ville de Bordeaux et le collège le moins chic de la banlieue n'ont pour point commun que de s'appeler collège. Mais il n'empêche que bureaucratiquement, c'est le même monde. Je crois que ce sont les deux grands chantiers. Le travail d'enseignants est un travail collectif. On éduque collectivement. Je vais donner un exemple. Si je veux que les élèves apprennent le civisme, je crois beaucoup moins aux leçons d'instruction civique qu'au fait qu'ils aient une expérience de vie civique à l'école, ce qui suppose des équipes et pas simplement des cours.
Vous venez de conclure avec votre petite phrase que vous avez utilisée tout à l'heure qui était "multiplier les occasions d'apprendre de manière concrète et sur le terrain". Merci beaucoup, Monsieur Dubet Chers internautes, quant à nous, nous nous retrouvons mercredi 13 décembre à 14 heures, et nous recevrons Monsieur Laurent Sovet. La conférence s'intitulera, sans surprise, "Les compétences à s'orienter". Merci à toutes et à tous pour votre écoute et à très bientôt !