Julia Kerninon, bonjour.

Bonjour.

Vous êtes écrivain, traductrice. Vous dites écrivain, vous ne dites pas écrivaine, d’ailleurs, je crois ?

Je dis l’un ou l’autre.

On peut dire l’un ou l’autre, super. Dès que vous savez écrire, vous commencez à écrire des histoires. Et très vite, votre idée de métier, la façon dont vous vous projetez, c’est écrivain. Quelle image vous avez de l’écrivain ?

Je ne suis pas sûre que j’ai pensé métier. En même temps, j’aimais bien ces mots-là, les mots pragmatiques à propos de l’écriture. Vocation, ça ne m’aurait pas parlé quand j’étais jeune, par exemple. Mais métier, oui, travail toujours. La question de la projection était très problématique parce qu’en plus, mes parents lisaient surtout de la littérature anglo-saxonne, surtout de la littérature américaine. Or, la figure de l’auteur américain, qui est un peu la figure de l’auteur moderne, pour le dire rapidement, c’est un homme macho qui boit beaucoup d’alcool et éventuellement qui bat sa femme. Tout ça, c’étaient des choses qui ne m’aidaient pas beaucoup à imaginer comment ça allait être possible pour moi parce que je ne me voyais clairement…

Vous n’aviez pas le profil quand même ?

Voilà, j’étais cette fille de province, obéissante. Je n’avais pas envie de finir George Sand qui était un des rares exemples de femmes écrivains que je pouvais trouver. J’ai presque passé autant de temps à apprendre à écrire qu’à apprendre comment vivre en écrivain aussi.

Il n’y a pas un moment, toujours dans ces années d’adolescence, où vous vous dites : "Il faudrait que j’ai un plan B" ?

Mon plan B, c’était d’être professeur parce que mes parents étaient instituteurs, mes grands-parents avaient été instituteurs. Cette idée d’être professeur arrive très vite. C’est très flou. Je pense qu’il y a un moment plus rebelle de l’adolescence où je me dis : "Je n’ai pas besoin de plan B, c’est quoi ces histoires de plan B". Mais surtout, je pense qu’il y a un moment très long où je ne crois pas vraiment qu’un jour, je vais être adulte.

Vous êtes une élève comment ? Parce que quand on veut devenir professeur, parfois, c’est en miroir aussi avec les enseignants qu’on a. Vous aviez vos parents, mais pas que ?

J’étais raisonnablement douée pour l’école. J’étais une élève qui ne séchait pas, qui bâclait certains devoirs, qui n’avait vraiment pas une idée claire de l’orientation, qui était très mauvaise en math. Ce n’est que quand il a été question de décider quoi faire après le bac, je n’en avais pas la moindre idée et j’ai l’impression que ce n’était pas très clair pour mes parents non plus. Je n’étais pas très brillante en terminale, j’étais une élève tout à fait correcte.

Il y a des conseillers d’orientation autour ?

Je ne sais pas si j’étais très attentive, j’ai loupé le coche là-dessus. C’est seulement au bout de quelques mois, du coup j’ai fait la fac de lettres modernes à Nantes et c’est seulement au bout de quelques mois là-bas que quelqu’un a prononcé pour la première fois devant moi, le mot hypokhâgne.

C’est-à-dire les classes préparatoires qui ensuite permettent d’entrer à l’école normale supérieure ?

Je ne penses pas du tout ni que j’aurais eu le niveau pour faire ça, ni que j’en avais envie, ni que c’était mon destin, mais je me rends compte de ma totale ignorance de l’existence de ces choses-là.

La première année où je travaille, j’ai 19 ans. Je travaille parce qu’il faut travailler et je travaille parce que mes parents pensent qu’il est temps que je m’y mette. À cette époque-là, je ne suis pas soigneuse, je n’ai pas beaucoup le sens des réalités. J’ai envie de rester allongée à plat ventre toute la journée à lire des bouquins. Je ne suis pas très habile de mes mains. Et pour mes parents, c’est inacceptable que je ne sois pas plus concernée par le fait de devenir quelqu’un d’efficace.

Il y a Berlin, il y a de l’Angleterre aussi, énormément, énormément de voyages. Qu’est-ce que ça vous a apporté pendant ces années de prime jeunesse, vos 20 ans, de voyager autant ? Qu’est-ce que vous cherchiez ?

C’était fondateur, plein de choses. Aller à Budapest toute seule, à 20 ans, pour ne faire que lire et écrire, interrompre mes études, je crois que c’était mon pied de nez à ce qu’on racontait sur la génération Erasmus. Tout le monde disait : "Si tu arrêtes tes études, tu ne vas jamais réussir à les reprendre", j’étais sûre que ce n’était pas vrai. Tout le monde disait : "Quand on part, on ne fait que la fête". Et moi, je voulais le sérieux. Je voulais être dans la neige. Je voulais être avec des gens dont je ne comprenais pas la langue. Je voulais que ce soit dur. Je voulais que ce ne soit pas confortable. Je voulais que plus personne ne me dise quoi faire du matin au soir. La littérature, ce qu’elle a d’attirant pour moi au départ, c’est le fait que c’est quelque chose qu’on fait tout seul. C’est quelque chose qui ne nécessite pas la présence d’un autre être humain au départ. C’est quelque chose de très autonome, le mouvement d’écrire. D’une certaine façon, la littérature existe d’abord pour soi, au moment où on la fabrique. Et l’idée qu’on puisse se satisfaire tout seul comme ça, c’est quand même merveilleux, je trouve, avec juste du papier, un crayon ou même juste dans sa tête. Après, je pense que la littérature a vocation à être partagée. J’ai tendance à comparer les livres que j’écris comme des canettes qu’on décapsulerait, c’est-à-dire que le livre ne devient un livre qu’à partir du moment où des gens le lisent. Tant qu’il n’a pas été lu, il n’existe au fond que dans mon rêve à moi. Ce sont les lecteurs qui font les livres, d’où les retours des fois bizarres pour nous de certains lecteurs qui nous expliquent le livre qu’on a écrit d’une façon très différente de ce qu’on a pensé faire, mais je trouve qu’il faut les accepter parce que ce sont eux qui savent. C’est le lecteur qui sait.

C’est ce regard qui fait le livre.